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l’art au point de vue sociologique.

change son roman même en une « expérimentation ». L’observateur donne les faits tels qu’il les a vus, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages, se développer les phénomènes avec leurs lois. Puis, l’expérimentateur paraît et « institue l’expérience », c’est-à-dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude. C’est presque toujours une expérience « pour voir », comme l’appelle Claude Bernard. Le romancier part à la recherche d’une vérité. Voyez la figure du baron Hulot dans la Cousine Bette, de Balzac. Le fait général observé par Balzac est le ravage que le tempérament amoureux d’un homme amène chez lui, dans sa famille, dans la société. Dès que Balzac a eu choisi son sujet, il part des faits observés, puis il institue son expérience, dit Zola, en soumettant Hulot à une série d’épreuves, en le faisant passer par certains milieux, pour montrer comment fonctionne le mécanisme de sa passion. Il n’y a plus seulement là observation, à en croire les théoriciens du naturalisme ; il y a expérimentation, en ce sens que Balzac ne s’en tient pas strictement, en photographe, aux faits recueillis par lui : il intervient d’une façon directe pour placer son personnage dans des conditions « dont il reste le maître ». Le problème est de savoir ce que telle ou telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point de vue de l’individu et de la société ; et un roman expérimental, la Cousine Bette, par exemple, est simplement « le procès-verbal de l’expérience que le romancier répète sous les yeux du public ». En somme, toute l’opération consiste « à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s’écarter des lois de la nature. Au bout il y a la connaissance de l’homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale. Le roman expérimental se donne donc comme une conséquence de l’évolution scientifique du siècle ; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s’appuie sur la chimie et la physique ; substitue à l’étude de « l’homme