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le roman psychologique et sociologique.

« évolution ». Hugo, rejetant les règles arbitraires et les personnages de convention, disait dans la préface de Cromwell : « Le poète ne doit prendre conseil que de la nature, de la vérité, et de l’inspiration. » En s’essayant au roman historique dans Notre-Dame de Paris, Hugo avait déjà peint un état social et un ensemble de mœurs, quelque faiblesse qu’il ait montrée dans la conception des caractères individuels. Plus tard, dans les Misérables, Hugo fait un roman à la fois social et sociologique. L’Assommoir est en germe dans les Misérables. Voici, par exemple, l’original de l’interminable promenade de Gervaise sur le trottoir des boulevards dans la neige :


Vers les premiers jours de janvier 1823, un soir qu’il avait neigé, une créature rôdait en robe de bal et toute décolletée avec des fleurs sur la tête devant la vitre du café des officiers… Chaque fois que cette femme passait (devant un des élégants de l’endroit), il lui jetait, avec une bouffée de la fumée de son cigare, quelque apostrophe qu’il croyait spirituelle et gaie, comme : — Que tu es laide ! — Veux-tu te cacher. — Tu n’as pas de dents ! etc., etc. — Ce monsieur s’appelait M. Bannatabois. La femme, triste spectre paré qui allait et venait sur la neige, ne lui répondait pas, ne le regardait même pas, et n’en accomplissait pas moins en silence et avec une régularité sombre sa promenade qui la ramenait de cinq minutes en cinq minutes, sous le sarcasme, comme le soldat condamné qui revient sous les verges…[1].


Voici la familiarité et le langage imagé du peuple :


Quand on n’a pas mangé, c’est très drôle. — Savez-vous, la nuit, quand je marche sur le boulevard, je vois des arbres comme des fourches, je vois des maisons toutes noires grosses comme les tours de Notre-Dame, je me figure que les murs blancs sont la rivière, je me dis : Tiens, il y a de l’eau là ! Les étoiles sont comme des lampions d’illuminations, on dirait qu’elles fument et que le vent les éteint, je suis ahurie, comme si j’avais des chevaux qui me soufflent dans l’oreille ; quoique ce soit la nuit, j’entends des orgues de Barbarie et les mécaniques des filatures, est-ce que je sais, moi ? Je crois qu’on me jette des pierres, je me sauve sans savoir, tout tourne, tout tourne[2].


Voici enfin les naïvetés enfantines, prises sur le fait. Jean Valjean porte le seau trop plein de Cosette ; la petite marche à ses côtés, il lui parle :


— Tu n’as donc pas de mère ?

— Je ne sais pas, répondit l’enfant.

  1. Les Misérables.
  2. Récit d’Éponine. — Les Misérables, tome VI, pp. 143-144.