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l’art au point de vue sociologique.

sentiment, pas de cœur, rien que des idées, des motifs puérils ou raffinés, des surfaces. Cela est trop conscient, ou du moins trop raisonné et trop sec. Stendhal est semblable à l’anatomiste qui met à nu toutes les fibres nerveuses, si imperceptibles qu’elles soient, mais qui en somme travaille sur des cadavres ; la vie lui échappe avec ses phénomènes multiples, sa chimie complexe, son fonds impersonnel ; on ne sent pas en ses personnages ce qu’il y a en tout être de fuyant, d’infini, d’indéterminé, de synthétique. Balzac est incomparablement plus complet comme psychologue.

On a trouvé étrange que les naturalistes contemporains se réclamassent de Stendhal. — De Balzac, oui, mais de Stendhal ! ce romancier du grand monde français ou italien qui ne quitte jamais ses gants, surtout quand il touche la main de certains personnages suspects ; Stendhal est un pur psychologue, et il y a bien autre chose que de la psychologie dans le roman contemporain. — Ces raisons sont bonnes assurément, et pourtant nos naturalistes n’ont pas tort : le détail psychologique, qui abonde chez Stendhal, y est en effet toujours lié à la vue nette de la réalité, de chacun de ses personnages, de ses mouvements, de son attitude, d’une fenêtre qu’il ouvre ou d’une taille qu’il enveloppe discrètement de son bras[1].

  1. Voici un passage de Stendhal, caractéristique, en ce que toute observation psychologique y est attachée à un détail de la vie familière, à un détail que les classiques eussent repoussé comme trivial, et auquel les romantiques n’eussent pas songé dans leur préoccupation du romanesque ; et remarquez cependant qu’il s’agit dans cette page d’une scène de roman, s’il en fut, d’une escalade de fenêtre, la nuit, par un jeune séminariste qui n’a pas revu sa maîtresse depuis quatorze mois.

    « Le cœur tremblant, mais cependant résolu à périr ou à la voir, il jeta de petits cailloux contre le volet ; point de réponse. Il appuya une échelle à côté de la fenêtre et frappa lui-même contre le volet, d’abord doucement, puis plus fort. « — Quelque obscurité qu’il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien. » Cette idée réduisit l’entreprise folle à une question de bravoure… Il descendit, plaça son échelle contre un des volets, remonta, et, passant la main dans l’ouverture en forme de cœur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attaché au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer ; ce fut avec une joie inexprimable qu’il sentit que ce volet n’était plus retenu et cédait à son effort. « — Il faut ouvrir petit à petit et faire reconnaître ma voix. » Il ouvrit le volet assez pour passer la tête, et en répétant à voix basse : « C’est un ami. »

     » Il s’assura, en prêtant l’oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais décidément, il n’y avait point de veilleuse, même à demi éteinte, dans la cheminée ; c’était un bien mauvais signe.

     » Gare le coup de fusil ! Il réfléchit un peu ; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre : pas de réponse ; il frappa plus fort. « — Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. » Comme il frappait très fort, il crut entrevoir, au milieu de l’obscurité, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfin, il n’y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s’avancer avec une extrême