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l’art au point de vue sociologique.

Un coup de théâtre n’intéresse pas quand il n’arrive que pour dénouer une situation : il doit la poser tout au contraire. C’est au romancier à en déduire par la suite toutes les conséquences ; le coup de théâtre devient la solution nécessaire d’une sorte d’équation mathématique. Dans la vie réelle, le hasard amène des événements : une situation est constituée, aux caractères de la dénouer ; ainsi doit-il en être dans le roman. Le hasard produit une rencontre entre tel homme et telle femme ; ce n’est pas la rencontre en elle-même qui est intéressante : ce sont les conséquences de cette rencontre, conséquences déterminées par les caractères des héros. Lorsque les événements et le caractère sont liés ensemble, il y a continuité, mais il faut aussi qu’il y ait progression. Dans la réalité, l’action des événements sur le caractère produit des effets accumulés : la vie et les expériences le façonnent et le développent ; une tendance première, une manière de sentir ou d’agir vont s’exagérant avec le temps. Un roman doit donc ménager la progression dans toutes les phases de l’action ; quant aux événements divers, ils se trouvent liés par la trame une du caractère. Werther est le modèle du développement continu et progressif d’un caractère donné. Nous choisissons cette œuvre parce qu’elle est classique, et que personne n’en peut nier aujourd’hui la valeur pas plus que les défauts. Aux premières pages du livre on trouve Werther contemplatif, avec tendance à s’analyser lui-même. Cette humeur contemplative ne tarde pas à amener une légère teinte de mélancolie : il envie celui qui « vit tout doucement au jour le jour et voit tomber les feuilles sans penser à rien, sinon que l’hiver approche ». À ce moment il rencontre Charlotte, il l’aime, et alors son amour remplit toutes ses pensées. Moins que jamais Werther sera disposé à mener une vie active : « Ma mère voudrait me voir occupé, cela me fait rire… ; ne suis-je donc point assez actif à présent ? Et dans le fond n’est-il pas indifférent que je compte des pois ou des lentilles ? » Un événement très simple se produit, le retour d’Albert, fiancé de Charlotte. Albert est un charmant garçon ; Werther et lui sellent d’amitié. Un jour qu’ils se promènent ensemble, ils parlent de Charlotte ; la tristesse de Werther devient plus profonde, l’idée vague du suicide pénètre en lui sous une forme allégorique qui permet de la deviner :