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le roman psychologique et sociologique.

raires, ce n’est pas en soi la diversité de leurs points de vue, — tous existent — mais les exagérations de ces points de vue mêmes.

Le caractère est toujours révélé pour nous et précisé par l’action : nous ne pouvons nous flatter de bien connaître une personne avec laquelle nous causons habituellement tant que nous ne l’avons pas vue agir, — pas plus d’ailleurs que nous ne pouvons nous flatter de nous connaître nous-mêmes tant que nous ne nous sommes point vus à l’œuvre. C’est pour cela que l’action est si nécessaire dans le roman psychologique. Elle ne l’est pas moins, au fond, que dans le roman d’aventures, mais d’une toute autre manière. Ici ce n’est pas le côté extraordinaire de l’action qu’on recherche, mais son côté expressif, — moral et social. Un accident ou un incident n’est pas une action. Il y a des actions vraiment expressives du caractère constant ou du milieu social, et d’autres plus ou moins accidentelles ; les actions expressives sont celles que le romancier doit choisir pour composer son œuvre. De même que chaque fragment d’un miroir brisé peut encore réfléchir un visage, de même dans chaque action, fragment détaché d’une vie humaine, doit se peindre en raccourci un caractère tout entier. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’il y ait des événements très nombreux, très divers et très saillants. « Vous vous plaignez que les événements (de mon sujet) ne sont pas variés, répondait Flaubert à un critique, qu’en savez-vous ? il suffit de les regarder de plus près. » Les différences entre les choses, en effet, les ressemblances et les contrastes tiennent plus encore au regard qui contemple qu’aux choses mêmes ; car tout est différent dans la nature à un certain point de vue, et tout est le même à un autre. La valeur littéraire des événements est dans leurs conséquences psychologiques, morales, sociales, et ce sont ces conséquences qu’il s’agit de saisir. Deux gouttes d’eau peuvent devenir pour le savant deux mondes remplis d’intérêt, et d’un intérêt presque dramatique, tandis que pour l’ignorant deux mondes, deux étoiles d’Orion ou de Cassiopée, peuvent devenir deux points aussi indiscernables et indifférents que deux gouttes d’eau.

Un roman est plus ou moins un drame, aboutissant à un certain nombre de scènes, qui sont comme les points culmi-