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l’art au point de vue sociologique.

dupes de l’illusion, nous croyions presque que c’est nous qui voyons, qui sentons, qui pensons, il faut enfin que, pour quelques instants, il soit à nos yeux plus présent, plus vivant que nous-mêmes.

Flaubert excelle dans l’art de trouver ainsi le détail caractéristique, celui qui provoque la sensation, l’émotion, parce qu’il n’est lui-même que la formule d’une émotion :


Quand il allait au Jardin des plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Alors, ils voyageaient ensemble, aux dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yatch parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. (L’Éducation sentimentale.)

Une plaine s’étendait à droite ; et à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline, où l’on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure et des petits chemins au delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s’arrêter, ils n’avaient qu’à descendre, et cette chose bien simple n’était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil ! (Ibid.)

Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importance extra-humaine. Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l’effet d’un clair de lune par une nuit d’été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et de l’âme étaient contenues pour moi dans votre nom, que je me répétais en tâchant de le baiser sur mes lèvres. (Ibid.)


Mais Flaubert abuse souvent de son art. Il cherche des effets, et tout effet qui apparaît comme cherché se trouve par là même manqué. L’émotion la plus vive est l’état mental le plus instable. Trop de détails, au lieu de se compléter, s’effacent les uns les autres. Vouloir montrer toutes choses à la fois, c’est ne rien faire voir du tout. L’art de décrire est celui de mêler le particulier au général, de manière à faire distinguer un petit nombre de détails précis qui sont de simples points de repère dans la vue d’ensemble, qui accusent les contours du tableau sans supprimer les perspectives. Il s’agit non pas seulement de faire embrasser du regard beaucoup d’objets (tout le monde visible, comme disait Gautier), mais de discerner, parmi toutes les sensations, celles qui renferment le plus d’émotion latente, afin de reproduire celles-là de préférence. On ne doit jamais sentir d’ennui en lisant une description, pas plus qu’on n’en ressent à sortir