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la description sympathique.

des ablutions, se prosternaient, se relevaient, invoquant le prophète ; des chameliers dormaient étendus sur la terre. Le sol était jonché de ballots de sacs de coton, de couffes de riz. Tous ces objets, tantôt distincts et vivement éclairés, tantôt confus et plongés dans une demi-ombre, selon la couleur et le mouvement des feux, offraient une scène des Mille et une nuits. »


Voici maintenant un lever de soleil en Grèce, avec de petits détails d’une précision charmante :


Le soleil se levait entre deux cimes du mont Hymette ; les corneilles qui nichent autour de la citadelle planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette ; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief : au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière, et la citadelle de Corinthe renvoyant l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu.


En réalité, il y a deux genres de détails caractéristiques : le premier traduit les sensations et émotions ressenties ou pouvant être généralement ressenties par tout le monde ; le second traduit les sensations et émotions d’un personnage donné, dans un état passionnel donné. Or, en une certaine mesure, chacun de nous est tout le monde, aussi longtemps du moins qu’il demeure en l’état de calme ; et le personnage d’un drame aussi est tout le monde à moins de personnalité par trop marquée. Donc toutes les fois que l’écrivain fait une description, soit à côté du personnage, soit par les yeux de ce personnage dont l’esprit est en repos, il ne se sert que de détails caractéristiques impersonnels. Au contraire, si le héros en scène est représenté dans un état passionnel quelconque, voilà sa personnalité qui transparaît, s’affirme ; sa vision des choses ne nous arrive que déformée ou transformée par cette personnalité, et ce sont les détails caractéristiques du second genre qui surgissent. Maintenant, remarquons que la personnalité ainsi mise sous nos yeux est bien rarement la nôtre propre ; parfois même elle en est tout l’opposé ; pourtant c’est nous qui sommes pris pour juges, et le moyen de nous rendre bons juges, c’est, pour l’écrivain, de nous placer exactement sous le même angle que son personnage : celui-ci doit voir, sentir, penser avec une précision et une intensité telles que,