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l’art au point de vue sociologique.

éternelles de la vie. Et pour milieu à cette cité ils ont donné la nature même, la vraie et la grande nature.

Très peu d’années avant la Révolution, Buffon était à une soirée de Mme Necker ; on lut un petit roman nouveau d’un jeune disciple de Rousseau : c’était, on le sait, Paul et Virginie. L’assistance resta froide et M. de Buffon demanda à haute voix sa voiture. Paul et Virginie devait pourtant marquer dans la littérature française le début d’une phase plus importante qu’on ne le croit d’habitude, celle du roman réaliste à forme exotique et poétique. Bernardin de Saint-Pierre, par l’intermédiaire de Chateaubriand, devait contribuer à former tout un côté du génie de Flaubert. Une chaîne ininterrompue rattache Paul et Virginie à Atala et Chactas, d’une part ; de l’autre, à Salammbô, à la Fortune des Rougon (épisode de Miette et Silvère) ; enfin aux romans récents, qui resteront, de Pierre Loti. On n’a jamais relevé la note réaliste qui existe dans Paul et Virginie, mêlée à une poésie d’un souffle déjà romantique ; elle existe pourtant, et c’est cette note qui déplut surtout à M. de Buffon et au salon de Mme Necker. Par note réaliste nous n’entendons, cela va de soi, que la reproduction exacte de détails de la vie réelle, sans embellissement. « Je n’arrivais point de fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays, pouvant à peine marcher, se tenant par les mains et sous les bras… La nuit même ne pouvait les séparer, elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras l’un de l’autre… Un jour que je descendais de la montagne, j’aperçus, à l’extrémité du jardin, Virginie qui accourait vers la maison, la tête couverte de son jupon, qu’elle avait relevé par derrière pour se mettre à l’abri d’une ondée de pluie. De loin, je la crus seule, et, m’étant avancé vers elle, je vis qu’elle tenait Paul par le bras, enveloppé presque en entier sous la même couverture, riant l’un et l’autre d’être ensemble à l’abri… »

Au théâtre, quand on a mis en opéra Paul et Virginie, il a fallu remplacer le jupon-parapluie, — qui eût fait rire, — par une feuille de bananier. Ceci confirme ce que nous avons dit plus haut sur la différence de la littérature avec les arts plus repré-