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l’art au point de vue sociologique.

« A-t-il du style ?» Buffon demande aussi aux animaux et aux plantes : — Avez-vous de la grandeur, de la proportion, de l’élégance ; avez-vous, en un mot, le decor des Latins ? Si oui, vous serez admis dans mon musée, chacun à sa place, ainsi que des statues de pierre. — Buffon, comme tout son siècle, avait plus d’intelligence que de cœur. « Que je vous plains ! disait à Fontenelle Mme  de Tencin ; ce n’est pas un cœur que vous avez là dans la poitrine ; c’est de la cervelle. » Tous les hommes du dix-huitième siècle ont eu ainsi de la cervelle partout, et ce n’est pas avec de la cervelle qu’on sent la nature.

Rousseau, on l’a remarqué souvent, introduit quelque chose de nouveau dans la littérature ; ce quelque chose, c’est tout simplement le cœur. Son défaut fut d’avoir le cœur emphatique. Il sentait, mais il amplifia, jusqu’à paraître parfois ne plus sentir. N’importe, ce fut une révolution. Un récent critique a soutenu, à propos de Rousseau, qu’il fallait attribuer la plus grande part de son influence sur notre génération à ce qu’il y a de malsain, de déséquilibré dans son génie, c’est-à-dire à sa folie même. Si cette assertion a du vrai, elle a aussi beaucoup de faux. La folie de Rousseau a contribué à le faire souffrir énormément dans la vie ; c’est par là qu’elle a servi à son succès et à son influence, car ce qu’il y a d’original en lui, c’est précisément qu’il a souffert plus que tous les écrivains ses contemporains, et que cette souffrance a été assez poignante pour se faire jour dans ses œuvres, pour s’y traduire en un accent nouveau. Ses cris sincères, quoique trop oratoires par moments, ne pouvaient manquer d’aller au cœur des hommes. C’est souvent une chance relative, quand on a du génie, que de souffrir beaucoup : cela inspire et dirige l’inspiration du côté réel. Nous pouvons le constater mieux que jamais aujourd’hui, où notre littérature est alimentée en grande partie par des souffrants, des demi-détraqués, aboutissant parfois à la folie, mais qui ont un point commun avec l’éternelle réalité : le déchirement de la douleur (Shelley, Edgard Poë, Baudelaire, Gérard de Nerval, Sénancourt, peut-être Tolstoï).

C’est ainsi par la souffrance que la réalité et la nature s’est imposée à Rousseau, s’est fait jour à travers sa rhétorique : rien ne vous ramène au réel comme une plaie ouverte, et celui qui ne distingue pas bien les roses vraies des roses artificielles saura très bien reconnaître les premières à leurs épines. Par