Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/151

Cette page a été validée par deux contributeurs.
91
l’idéalisme et le réalisme.

réalité, et, s’il ne faut pas placer le cœur de l’homme dans le cerveau, il n’est pas non plus scientifiquement exact de le localiser dans l’abdomen. « Le propre de la vérité, a dit Hugo, c’est de n’être jamais excessive. » Toutes les fois qu’on a réagi contre un abus, on est porté à tomber dans l’abus contraire ; c’est une nécessité de psychologie et même plus généralement de mécanique : on ne corrige une erreur que par une erreur de sens contraire. Pour rester dans la juste mesure, celui qui a réagi contre autrui devrait ensuite prendre à tâche de réagir contre soi-même. Le naturalisme, après s’être défié justement des divagations romanesques et romantiques, devrait aujourd’hui se défier de lui-même.

Il y a, et il y aura toujours du conventionnel dans l’art, qu’il faut savoir accepter. Le peintre, par exemple, se trouve devant deux grands problèmes : le dessin et la couleur : or le trait n’existe pas dans la réalité, la couleur y a des nuances insaisissables au pinceau. Balzac, dans une de ses nouvelles, a montré un peintre aux prises avec le dessin, et Zola, dans son roman, nous montre le sien désespéré devant la couleur, qui, depuis Delacroix est le tourment des peintres. La simple nouvelle comme le roman renferment cette idée profonde que le génie touche à la folie toutes les fois que l’artiste sent trop l’imperfection de son œuvre, et s’obstine à la parfaire devant l’inimitable modèle sans s’apercevoir qu’il y a une limite où l’art devient de la divagation. C’est ce qui a lieu toutes les fois que l’art s’obstine à la reproduction littérale de la réalité. Il ne faut pas vouloir imiter de trop près la nature ni toute la nature, il faut savoir faire la part du feu ; et, par parenthèse, M. Zola lui-même pourrait bien s’appliquer cette vérité, lui qui a la prétention de nous représenter la vie absolument telle qu’elle est. Il aura beau dire, le propre du vrai génie est de déformer la vision des choses sans que l’on puisse dire le moment où cette déformation commence. Tout pour lui devient symbole, tout se change et se grandit. Les choses les plus humbles revêtent une personnalité, les triviales mêmes se transfigurent[1].

  1. Pour prendre un exemple dans les œuvres mêmes de M. Zola, le vieux secrétaire de la maison (dans la Joie de vivre) est peint de telle sorte que ce meuble a une vie à lui, il est quelqu’un, il est l’âme même de la vieille maison. Dans Germinal, la superbe page des machines nous les fait voir énormes et agissantes au milieu des décombres.