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l’idéalisme et le réalisme.

suit nécessairement le développement de la science, pour laquelle il n’y a rien de petit, de négligeable, et qui étend sur toute la nature l’immense nivellement de ses lois. Les premiers poèmes et les premiers romans ont conté les aventures des dieux ou des rois ; dans ce temps-là, le héros marquant de tout drame devait nécessairement avoir la tête de plus que les autres hommes. Aujourd’hui, nous comprenons qu’il y a une autre manière d’être grand : c’est d’être profondément quelqu’un, n’importe qui, l’être le plus humble. C’est donc surtout par des raisons morales et sociales que doit s’expliquer, — et aussi se régler, — l’introduction du laid dans l’œuvre d’art réaliste. C’est dans le domaine de la littérature que cette introduction se supporte le mieux. Supposez qu’un art fût assez puissant pour éveiller des sensations olfactives : il serait contraint à en éveiller d’exclusivement agréables ; ainsi en est-il, à un moindre degré, pour les arts qui provoquent des sensations visuelles intenses ; ils peuvent même réveiller par association une foule de sensations olfactives, tactiles, etc. ; aussi ces arts sont-ils forcés d’être beaucoup plus réservés dans leurs représentations. Il y a des choses qui choquent l’œil, suivant l’expression vulgaire ; elles le choquent dans la peinture encore plus que dans la réalité, tandis que, vues sous un certain angle, elles peuvent ne pas le choquer dans la littérature.

Mais ceux qui veulent généraliser la vue des imperfections et les tendances exclusivement réalistes chez les artistes, ne devraient pas oublier ce fait, que, sur un millier d’œuvres d’art, c’est beaucoup assurément si une seule est réussie, digne de vivre et d’être contemplée. Or les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf tentatives avortées, qui sont le nécessaire cortège d’un chef-d’œuvre, deviennent horribles avec la méthode réaliste ; elles sont simplement médiocres et décolorées avec la méthode classique. De là une différence qui n’est pas à négliger. Le laid peut être transfiguré par le génie ; mais la recherche ou même la tolérance du laid tue le simple talent. Tersite est peut-être au fond pour l’artiste un sujet d’étude valant Adonis ; mais Tersite manqué blesse le regard, et Adonis manqué offre encore, à défaut de la vie, un certain charme primitif de lignes courbes, régulières, de contours que le regard suit sans effort. Il est parfaitement admissible que le chef-d’œuvre d’un salon