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l’art au point de vue sociologique.

de donner à ses créations la marque de l’individuation.

Léonard de Vinci conseille aux peintres de recueillir les expressions diverses de physionomie que le hasard met sous leurs yeux ; plus tard, ils les pourront rapporter au visage forcément indifférent du modèle : ils auront pris de la sorte la vérité sur le fait. Le conseil est bon sans doute pour les expressions peu compliquées, celles des êtres et des visages vulgaires. Très probablement un homme du peuple, en présence d’un danger donné, aura une expression qu’un autre homme du peuple vis-à-vis de ce même danger reproduira. Mais, lorsqu’il s’agit d’un être vraiment intelligent et supérieur, ayant une individualité véritable, il ne saurait être question de lui prêter l’expression d’autrui, celle du vulgaire, celle de tous : car il a son expression à lui, toute personnelle, qu’il conservera partout et toujours, de quelque nature que soient les circonstances et les émotions. Même en représentant un être moins complexe et plus simple, encore faut-il, — et Léonard de Vinci ne l’ignorait pas, — lui donner une physionomie individuelle, eût-on rassemblé de toutes parts les traits de cette physionomie.

Pourtant, ce qui ne serait qu’individuel et n’exprimerait rien de typique ne saurait produire un intérêt durable. L’art, qui cherche en définitive à nous faire sympathiser avec les individus qu’il nous représente, s’adresse ainsi aux côtés sociaux de notre être ; il doit donc aussi nous représenter ses personnages par leurs côtés sociaux : le héros en littérature est avant tout un être social ; soit qu’il défende, soit même qu’il attaque la société, c’est par ses points de contact avec elle qu’il nous intéresse le plus.

Les grands types créés par les auteurs dramatiques et les romanciers de premier ordre, et qu’on pourrait appeler les grandes individualités de la cité de l’art, sont à la fois profondément réels et cependant symboliques. C’est à la réunion de ces deux avantages qu’ils doivent leur importance dans l’histoire littéraire. Il existe nombre d’études de caractères prises sur le vif, parfaitement vraies, qui n’exerceront pourtant jamais d’influence notable dans la littérature ; pourquoi ? Parce que ce ne sont que des fragments détacliés du réel, qui n’ont rien de symbolique, qui ne sont pas l’expression vivante de quelque idée générale et par là même d’une réalité plus