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sympathie et sociabilité dans la critique.

dans les moments où ce génie même ne se manifeste plus, cela semble un peu étrange. Il est juste d’ajouter que les Shakespeare, les V. Hugo ont, même dans leurs mauvais moments, une allure qui est encore géniale ; ce ne sont point les fautes de la médiocrité, mais des chutes de géant. Faire la critique de ces passages caractéristiques, c’est évidemment être encore de compagnie avec le génie qu’il s’agit de comprendre, c’est employer la méthode des physiologistes modernes qui étudient les fonctions organiques dans leurs perturbations afin de les mieux reconstituer à l’état normal. Mais l’étude des monstruosités, si elle est une partie importante de la biologie, ne saurait la constituer ; si les divagations du génie nous font parfois voir ses traits essentiels dans une sorte de grossissement, à la manière des miroirs convexes, on les découvrira mieux encore dans ses sublimités, dans les moments où il est grand sans être difforme, c’est-à-dire où il est vraiment grand. Il est beaucoup plus difficile de découvrir une pensée profonde au milieu de certaines divagations ou de certaines bizarreries de Shakespeare ou de Hugo que de remarquer ces bizarreries mêmes. La critique des beautés est et sera toujours plus complexe que celle des défauts. C’est un but beaucoup plus élevé ; on peut sans doute tomber plus lourdement encore en cherchant à y atteindre, mais on ne peut pas donner cette raison de ne pas poursuivre un but, qu’il est trop haut.

La seule utilité de la critique des défauts, c’est de préserver le goût public contre certains engouements fâcheux, et peut-être de préserver le génie même contre certains écarts. Le dernier point est le plus difficile. Pour atteindre ce double but, ce n’est pas la critique systématique et irritée des défauts qui convient, c’est la critique impartiale et calme des beautés et des défauts. Genus irritabile, a-t-on dit des poètes. Passe pour un poète de se fâcher ! Mais un critique devrait être persuadé avant tout de la vanité de la colère. « Les sottises que j’entends dire à l’Académie hâtent ma fin, » disait Boileau. Pauvre Boileau, qui attachait une si capitale importance aux opinions de l’Académie, et aux siennes propres ! Celui qui se fâche a tort, même s’il a raison, dit le proverbe ; après tout, ce n’est pas en démolissant l’œuvre d’autrui qu’on supprimera l’admiration, c’est en faisant mieux. À toute époque, la cri-