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de la sympathie et de la sociabilité.

forces également inconscientes au fond : le tempérament de l’écrivain et le milieu où il se développe. Point de vue incomplet, qui néglige le facteur essentiel du génie, la volonté consciente et aimante. Après avoir analysé l’œuvre littéraire en tant que produit du tempérament personnel de l’auteur (prédispositions héréditaires, genre de talent, etc.), et du milieu où ce tempérament s’est développé (époque, classe sociale, circonstances particulières de la vie), il reste toujours à considérer l’œuvre en elle-même, à évaluer approximativement la quantité de vie qui est en elle[1]. C’est à l’œuvre, après tout, qu’il faut en revenir, et c’est elle qu’il faut apprécier, en la regardant du point de vue même d’où son auteur l’a regardée. Tout le travail préparatoire entrepris par la critique historique n’aura servi qu’à déterminer ce point de vue, à nous faire connaître les types vivants conçus par l’auteur en analogie avec sa propre vie et sa propre nature : nous verrons alors jusqu’à quel point il a réalisé ces types, ou, pour mieux dire, s’est réalisé lui-même, s’est objectivé et comme cristallisé dans son œuvre, sous les aspects multiples de son être. L’étude du milieu, nous l’avons montré, doit permettre précisément de mieux comprendre ce qu’il y a d’individuel et d’irréductible dans le génie. L’école de M. Taine n’a pas assez vu qu’une œuvre n’est point caractérisée par les traits qui lui sont communs avec les autres productions de la même époque et par les idées alors courantes, mais aussi et surtout par ce qui l’en distingue ; cette école n’étudie pas assez la personnalité des œuvres, leur ordonnance intérieure et leur vie propre.

« Vous me parlez, écrit Flaubert, de la critique dans votre dernière lettre, en me disant qu’elle disparaîtra prochainement. Je crois, au contraire, qu’elle est tout au plus à son aurore. On a pris le contre-pied de la précédente, mais rien de plus. Du temps de La Harpe on était grammairien, du temps de Sainte-Beuve et de Taine on est historien. Quand sera-t-on artiste, rien qu’artiste, mais bien artiste ? Où connaissez-vous une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi d’une façon intense ? On analyse très finement le milieu où elle s’est produite

  1. M. Hennequin a donc tort, selon nous, de croire que le critique doive se borner à expliquer une œuvre, et ne doive pas la juger. Sans être absolu, le jugement théorique est possible et constitue la vraie critique.