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L’HYPOTHÈSE OPTIMISTE. — IMMORTALITÉ.

inventé Dieu pour que Dieu lui tendît la main ; puis il s’est attaché d’amour à ce sauveur. Mais on dirait demain aux quatre cents millions de chrétiens : Il n’y a pas de Dieu ; il y a seulement un paradis, un homme-christ, une vierge-mère et des saints, — ils se consoleraient bien vite.

L’immortalité nous suffit, en effet. Pour moi, je ne demande pas de « récompense, » je ne mendie pas : rien que la vie ; être réuni à ceux que j’ai aimés ; l’éternité de l’amour, de l’amitié, du désintéressement. Je me rappelle mon long désespoir le jour où, pour la première fois, il m’est entré dans l’esprit que la mort pouvait être une extinction de l’amour, une séparation des cœurs, un refroidissement éternel ; que le cimetière avec ses tombes de pierre et ses quatre murs pouvait être la vérité ; que du jour au lendemain les êtres qui faisaient ma vie morale me seraient enlevés, ou que je leur serais enlevé et que nous ne serions jamais rendus les uns aux autres. Il y a de certaines cruautés auxquelles on ne croit pas, parce qu’elles vous dépassent trop ; on se dit : c’est impossible, parce qu’intérieurement on pense : comment pourrais-je faire cela ? La nature se personnifie à vos yeux : sa lumière semble une grâce qui vous est adressée ; il y a dans toutes ses créatures une telle surabondance de jeunesse et d’espérance, que vous vous laissez, vous aussi, étourdir par cet entraînement de la vie universelle.

Ainsi la forme antique du problème religieux et moral, l’existence de Dieu, se ramène à cette forme nouvelle : l’immortalité. Cette question, à son tour, revient à savoir si dès maintenant je suis, moi ; ou si ma personnalité est une illusion, et si, au lieu de dire moi, il faut que je dise