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CONCLUSION.

fréquentes de nos jours. Sans loi impérative, comment entraîner alors l’individu à un désintéressement définitif, parfois au sacrifice de soi ?

Outre ces mobiles que nous avons précédemment examinés et qui agissent constamment dans les circonstances normales, nous en avons trouvé d’autres que nous avons appelés l’amour du risque physique et l’amour du risque moral. L’homme est un être ami de la spéculation, non seulement en théorie, mais en pratique. Là où cesse la certitude, ni sa pensée ni son action ne cessent pour cela. À la loi catégorique peut se substituer sans danger une pure hypothèse spéculative ; de même, à la foi dogmatique se substitue une pure espérance et à l’affirmation l’action. L’hypothèse spéculative est un risque de la pensée ; l’action conforme à cette hypothèse est un risque de la volonté ; l’être supérieur, c’est celui qui entreprend et risque le plus, soit par sa pensée, soit par ses actes. Cette supériorité vient de ce qu’il a un plus grand trésor de force intérieure, il a plus de pouvoir ; par cela même, il a un devoir supérieur.

Le sacrifice même de la vie peut être encore, dans certains cas, une expansion de la vie, devenue assez intense pour préférer un élan de sublime exaltation à des années de terre à terre. Il y a des heures, nous l’avons vu, où il est possible de dire à la fois : je vis, j’ai vécu. Si certaines agonies physiques et morales durent des années, et si l’on peut pour ainsi dire mourir à soi-même pendant toute une existence, l’inverse est aussi vrai, et l’on peut concentrer une vie dans un moment d’amour et de sacrifice.

Enfin, de même que la vie se fait son obligation d’agir par sa puissance même d’agir, elle se fait aussi sa sanction par son action même, car en agissant elle jouit de soi, en