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CONCLUSION.


Un troisième équivalent du devoir est emprunté à la sensibilité, non plus, comme les précédents, à l’intelligence et à l’activité. C’est la fusion croissante des sensibilités et le caractère toujours plus sociable des plaisirs élevés, d’où résulte une sorte de devoir ou de nécessité supérieure qui nous pousse encore naturellement et rationnellement vers autrui. En vertu de l’évolution, nos plaisirs s’élargissent et deviennent de plus en plus impersonnels ; nous ne pouvons jouir dans notre moi comme dans une île fermée : notre milieu, auquel nous nous adaptons mieux chaque jour, c’est la société humaine, et nous ne pouvons pas plus être heureux en dehors de ce milieu que respirer hors de l’air. Le bonheur purement égoïste de certains épicuriens est une chimère, une abstraction, une impossibilité : les vrais plaisirs humains sont tous plus ou moins sociaux. L’égoïsme pur, avons-nous dit, au lieu d’être une réelle affirmation de soi, est une mutilation de soi.

Ainsi, en notre activité, en notre intelligence, en notre sensibilité, il y a une pression qui s’exerce dans le sens altruiste, il y a une force d’expansion aussi puissante que celle qui agit dans les astres : et c’est cette force d’expansion devenue consciente de son pouvoir qui se donne à elle-même le nom de devoir.

Voilà le trésor de spontanéité naturelle qui est la vie, et qui crée en même temps la richesse morale. Mais, nous l’avons vu, la réflexion peut se trouver en antithèse avec la spontanéité naturelle, elle peut travailler à restreindre tout ensemble le pouvoir et le devoir de sociabilité, lorsque la force d’expansion vers autrui se trouve par hasard en opposition avec la force de gravitation sur soi. La lutte pour la vie a beau être diminuée par le progrès de l’évolution, elle reparaît dans certaines circonstances, qui sont encore