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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

« Yves, frère prêcheur, vit un jour à Damas une vieille femme qui portait à la main droite une écuelle de feu, et à la gauche une fiole pleine d’eau. Yves lui demanda : « Que veux-tu faire de cela ? » Elle lui répondit qu’elle voulait avec le feu brûler le paradis, et avec l’eau éteindre l’enfer. Et il lui demanda : « Pourquoi veux-tu faire cela ? — Parce que je ne veux pas que nul fasse jamais le bien pour avoir la récompense du paradis, ni par peur de l’enfer, mais simplement par amour de Dieu. »

Une chose paraîtrait concilier tout : ce serait de démontrer que la vertu enveloppe analytiquement le bonheur ; que choisir entre elle et le plaisir, c’est encore choisir entre deux joies, l’une inférieure, l’autre supérieure. Les stoïciens le croyaient, Stuart Mill aussi et Épicure lui-même. Cette hypothèse peut se vérifier sans doute pour un petit nombre d’âmes élevées, mais sa complète réalisation n’est vraiment pas « de ce monde » : la vertu n’est point ici-bas à elle-même une parfaite récompense sensible, une pleine compensation (prœmium ipsa virtus). Il y a peu de chances pour qu’un soldat qui tombe frappé d’une balle aux avant-postes éprouve, dans le sentiment du devoir rempli, une somme de jouissance équivalente au bonheur d’une vie entière. Reconnaissons-le donc, la vertu n’est pas le bonheur sensible. Bien plus, il n’y a pas de raison naturelle et il n’y a pas non plus de raison purement morale pour qu’elle le redevienne plus tard. Aussi, lorsque certaines alternatives se posent, l’être moral a le sentiment d’être saisi dans un engrenage : il est lié, il est captif du « devoir ; » il ne peut se dégager et n’a plus qu’à attendre le mouvement du grand mécanisme social ou naturel qui doit le broyer. Il s’abandonne, en regrettant peut-être d’avoir