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LA SANCTION, EXPÉDIENT POUR JUSTIFIER LA « LOI ».

La doctrine des kantiens, poussée à ses dernières conséquences, devrait plutôt aboutir logiquement à une complète antinomie entre le pur « mérite moral » et l’idée d’une récompense ou même d’une espérance sensible quelconque ; elle devrait pouvoir se résumer dans cette pensée d’une femme d’Orient que nous rapporte le sire de Joinville :

    lastique. La sanction, dit-il, est moins un postulat de la morale qu’un postulat des passions, « nécessaire pour les légitimer et les l’aire entrer dans la science. » Par malheur, il vient de reconnaître qu’il ne peut pas y avoir de science de la morale indépendamment des passions, et que l’obligation de l’intérêt est une puissance logiquement équivalente à l’obligation morale. Si les passions postulent une sanction, d’autre part la morale postule les passions : c’est un cercle. Dans la morale ainsi conçue, le devoir se trouve, du moins au point de vue logique, mis sur un pied d’égalité avec l’intérêt : on place Bentham et Kant l’un en face de l’autre, on reconnaît qu’ils ont tous deux raison, et on s’arrange de manière à leur l’aire vouloir les mêmes objets au nom de principes contraires. La sanction sert de terrain d’accord, et le rémunérateur suprême, de juge de paix. Nous n’avons point à apprécier ici la valeur de ces systèmes de morale. Constatons seulement que le formalisme de Kant y a disparu; que « l’obligation de faire son devoir uniquement par devoir » n’y existe plus et est considérée comme un pur paradoxe (Science de la morale, I, 178); que la sanction n’est plus une conséquence du devoir, mais simplement une condition ; alors cette idée change entièrement d’aspect ; le châtiment et la récompense ne sont plus considérés comme rattachés à la conduite morale par un jugement synthétique à priori, mais ils sont demandés d’avance par les agents pour justifier au point de vue sensible le commandement de la « loi. » L’acte moral ne constitue plus lui-même et lui seul un droit au bonheur ; mais tout être sensibie est regardé comme pouvant naturellement espérer le bonheur et comme ne voulant pas y renoncer dans l’acte moral. MM. Renouvier et Sidgwick, cessant de soutenir que le devoir mérite une récompense, disent simplement que l’agent moral, s’attendant à une récompense, serait dupé s’il n’était récompensé un jour ; ils invoquent pour ainsi dire comme seul argument la véracité du désir, de même que Descartes invoquait la véracité de Dieu ; mais l’une et l’autre peuvent être suspectées à bon droit par toute morale vraiment scientifique.