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SANCTION D’AMOUR ET DE FRATERNITÉ.

mauvais de la volonté qu’il vient entraver ; la souffrance nous choque en elle-même et indépendamment de son point d’application : une distribution de souffrance est donc moralement inintelligible. D’autre part, en ce qui concerne le bonheur, nous voulons que tous soient heureux. Ces notions apportent un grand trouble dans la balance de la sanction. La proportionnalité, la rationalité, la loi, νόμος (de νέμω), ne sont applicables qu’à des relations d’ordre et d’utilité sociale, de défense et d’échange, de commutation et de distribution mathématiques. La sanction proprement dite est donc une idée tout humaine, qui entre comme élément nécessaire dans la conception de notre société mais, qu’on pourrait écarter sans contradiction d’une société très supérieure, composée de sages comme Bouddha ou Jésus.

En somme, les utilitaires et les kantiens, placés aux deux pôles opposés de la morale, sont pourtant victimes de la même erreur. L’utilitaire, qui sacrifie si peu que ce soit de son existence par l’espoir de voir un jour ce sacrifice lui rapporter quelque chose dans l’au delà de la vie, fait un calcul irrationnel à son point de vue : car, dans l’absolu, il ne lui est dû pour son dévouement intéressé rien de plus qu’il ne lui serait dû pour une mauvaise action intéressée. D’autre part, le kantien qui se sacrifie les yeux fermés pour la loi seule, sans rien calculer, sans rien demander, n’a pas non plus de droit véritable à une compensation, à une indemnité : il est rationnel que, quand on ne vise pas à un but, on y renonce, et le kantien ne vise pas au bonheur. Nous objectera-t-on que, si la loi morale nous oblige, elle est elle-même tenue à quelque chose envers nous ? dira-t-on qu’il peut y avoir un « recours de l’agent contre la loi ? » que si, par exemple, la loi exige sans compensation l’anéantissement du moi, elle est là suprême cruauté ; « une loi