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SANCTION INTÉRIEURE ET REMORDS.

la souffrance du remords et même toute souffrance en général, toute austérité, acquiert une valeur morale qu’il ne faut pas négliger et que négligent trop souvent les purs utilitaires. On sait l’horreur de Bentham pour tout ce qui lui rappelait le « principe ascétique, » pour tout ce qui lui apparaissait comme le moindre sacrifice d’un plaisir ; il avait tort. La souffrance peut parfois être en morale ce que sont les amers en médecine, un tonique puissant. Le malade lui-même en sent le besoin : celui qui a abusé du plaisir est le premier à désirer la douleur, à la savourer ; c’est par une raison analogue que, après avoir abusé des douceurs, on en arrive à savourer une infusion de quinquina. Le vicieux en vient à haïr non seulement son vice, mais les jouissances mêmes qu’il lui procurait ; il les méprise à tel point que, pour se le montrer à soi-même, il aime à se sentir souffrir. Toute souillure a besoin d’une sorte de mordant pour être effacée ; la douleur peut être ce mordant. Si elle ne peut jamais constituer une sanction morale, le mal pathologique et le mal moral étant hétérogènes, elle peut devenir parfois un utile cautère. Sous ce nouvel aspect elle a une valeur médicatrice incontestable ; mais d’abord, pour qu’elle soit vraiment morale, elle doit être consentie, demandée par l’individu même. De plus, il faut se souvenir qu’une médication ne doit pas durer trop longtemps, ni surtout être éternelle. Les religions et la morale classique ont compris ce que vaut la douleur, mais elles en ont abusé ; elles ont fait comme ces chirurgiens si émerveillés des résultats de leurs opérations qu’ils ne demandent plus qu’à couper bras et jambes. « Tailler » ne peut jamais être un but, et la fin dernière doit être de « recoudre. » Le remords ne vaut que pour conduire plus sûrement à une résolution définitivement bonne.