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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

une juste compensation, une revanche légitime, une sanction[1]. Stuart Mill a donc raison de penser que le besoin de voir châtiée toute attaque contre l’individu se ramène au simple instinct de défense personnelle ; seulement, il a trop

  1. Pourquoi se mettra-t-il à la place de celui qui se défend, et non de l’autre ? Pour plusieurs raisons, qui n’impliquent pas encore le sentiment dejustice qu’il s’agit d’expliquer : 1° parce que l’homme attaqué et surpris est toujours dans une situation inférieure, plus propre à exciter l’intérêt et la pitié ; quand nous sommes témoins d’une lutte, ne prenons-nous pas toujours parti pour le plus faible, même sans savoir si c’est lui qui a raison ? 2° la situation de l’agresseur est antisociale, contraire à la sécurité mutuelle que comporte toute association ; et, comme nous faisons toujours partie d’une société quelconque, nous sympathisons davantage avec celui des deux adversaires qui est dans la situation la plus semblable à la nôtre, la plus sociale. Mais supposons que la société dont un homme fait partie ne soit pas la grande association humaine et se trouve être par exemple une association de voleurs ; alors il se produira dans sa conscience des faits assez étranges : il approuvera un voleur se défendant contre un autre voleur et le châtiant, mais il n’approuvera pas un gendarme se défendant contre un voleur au nom de la grande société : il éprouvera une répugnance invincible à se mettre à la place du gendarme et à sympathiser avec lui, ce qui faussera ses jugements moraux. C’est ainsi que les gens du peuple prennent parti dans toute bagarre contre la police, sans même s’informer de quoi il s’agit ; qua l’étranger nous serions portés à prendre parti pour les Français, etc. La conscience est remplie de phénomènes de ce genre, complexes au point de sembler se contredire, et qui cependant rentrent sous une loi unique. La sanction est essentiellement la conclusion d’une lutte à laquelle nous assistons comme spectateurs el où nous prenons parti pour l’un ou l’autre des adversaires : est-on gendarme ou citoyen régulier, on approuvera les menottes, la prison, au besoin la potence ; est-on voleur ou lazzarone ou simplement parfois homme du peuple, on approuvera le coup de fusil tiré d’un buisson, le poignard enfoncé mystérieusement dans le dos des carabinieri. Sous tous ces jugements moraux ou immoraux il ne restera d’identique que la constatation de ce fait d’expérience : celui qui frappe doit s’attendre naturellement et socialement à être frappé à son tour.