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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

des traits. C’est à l’origine un phénomène mécanique inconscient ; mais cet instinct, en devenant conscient, ne s’affaiblit pas, comme tant d’autres[1] ; il est en effet nécessaire à la vie de l’individu. Il faut, pour vivre, dans toute société primitive, pouvoir mordre qui vous a mordu, frapper qui vous a frappé. De nos jours encore, quand un enfant même en jouant, a reçu un coup qu’il n’a pu rendre, il est mécontent ; il a le sentiment d’une infériorité : au contraire, lorsqu’il a rendu le coup, en l’accentuant même avec plus d’énergie, il est satisfait, il ne se sent plus inférieur, inégal dans la lutte pour la vie.

Même sentiment chez les animaux : quand on joue avec un chien, il faut se laisser prendre la main de temps en temps par lui si on ne veut pas le mettre en colère. Dans les jeux de l’homme adulte, on retrouve le même besoin d’un certain équilibre entre les chances : les joueurs désirent toujours, suivant l’expression populaire, se trouver au moins « manche à manche. » Sans doute, avec l’homme, de nouveaux sentiments interviennent et s’ajoutent à l’instinct primitif : c’est l’amour-propre, la vanité, le souci de l’opinion d’autrui ; n’importe, on peut distinguer par dessous tout cela quelque chose de plus profond : le sentiment des nécessités de la vie.

Dans les sociétés sauvages un être qui n’est pas capable de rendre, et même au delà, le mal qu’on lui a fait, est un être mal doué pour l’existence, destiné à disparaître tôt ou tard. La vie même, en son essence, est une revanche, une revanche permanente contre les obstacles qui l’entravent. Aussi la revanche est-elle physiologiquement nécessaire

  1. Voir sur ce point la Morale anglaise contemporaine, partie II, 1. III.