Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

absurde au point de vue pratique et social, est la seule légitime au point de vue de la pure moralité. À la justice étroite et tout humaine, qui refuse le bien à celui qui est déjà assez malheureux pour être coupable, il faut substituer une autre justice plus large, qui donne le bien à tous, non seulement en ignorant de quelle main elle le donne, mais en ne voulant pas savoir quelle main le reçoit.

Cette sorte de titre au bonheur qu’on réserve pour l’homme de bien seul, et auquel correspondrait chez tous les êtres inférieurs un véritable droit au malheur, est un reste des anciens préjugés aristocratiques (au sens étymologique du mot). La raison peut se plaire à supposer un certain lien entre la sensibilité et le bonheur, car tout être sentant désire la jouissance et hait la peine par sa nature même et sa définition. La raison peut aussi supposer un lien entre toute volonté et le bonheur, car tout être susceptible de volonté aspire spontanément à se sentir heureux. Les différences entre les volontés ne s’introduisent que lorsqu’il s’agit de choisir les voies et moyens pour arriver au bonheur ; certains hommes croient leur bonheur incompatible avec celui d’autrui, certains autres cherchent leur bonheur dans celui d’autrui : voilà ce qui distingue les bons des méchants. À cette divergence dans la direction de telle ou telle volonté répondrait, suivant la morale orthodoxe, une différence essentielle dans sa nature même, dans la cause profonde et indépendante qu’elle manifeste au dehors ; soit, mais cette différence ne peut supprimer le rapport permanent entre la volonté et le bonheur. Les coupables gardent aujourd’hui même devant nos lois un certain nombre de droits ; ils conservent tous ces droits dans l’absolu (pour qui admet un absolu) : de même qu’un homme ne peut pas lui-même se vendre comme esclave,