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LA SANCTION MORALE ET LA JUSTICE DISTRIBUTIVE.

les êtres, et que le crime l’ait contre lui, rien de plus rationnel ; mais ce jugement ne peut sortir des limites du monde moral pour se changer en la moindre action coercitive et afflictive. Jamais cette affirmation : — Vous êtes bon, vous êtes méchant, — ne pourra devenir celle-ci : — Il faut vous faire jouir ou souffrir. Le coupable ne saurait avoir ce privilège de forcer l’homme de bien à lui faire du mal. Le vice comme la vertu ne sont donc responsables que devant eux-mêmes et tout au p’us devant la conscience d’autrui ; après tout, le vice et la vertu ne sont que des formes que se donne la volonté, et par-dessus ces formes subsiste toujours la volonté même, dont la nature semble être d’aspirer au bonheur. On ne voit pas pourquoi ce vœu éternel ne serait pas satisfait chez tous. Les bêtes féroces humaines doivent être, dans l’absolu, traitées avec indulgence et pitié comme tous les autres êtres ; peu importe qu’on considère leur férocité comme fatale ou comme libre, elles sont toujours à plaindre moralement ; pourquoi voudrait-on qu’elles le devinssent physiquement ? On montrait à une petite fille une grande image coloriée représentant des martyrs ; dans l’arène, lions et tigres se repaissaient du sang chrétien ; à l’écart, un autre tigre était resté en cage sous les verrous et regardait d’un air piteux. « Ces malheureux martyrs, dit-on à l’enfant, ne les plains-tu pas ? — Et ce pauvre tigre ? répondit elle, qui n’a pas de chrétien à manger ! » Un sage dépourvu de tout préjugé aurait assurément pitié des martyrs, mais cela ne l’empêcherait pas d’avoir aussi pitié du tigre affamé. On sait la légende hindoue suivant laquelle Bouddha donna son propre corps en nourriture à une bête féroce qui mourait de faim. C’est là la pitié suprême, la seule qui ne renferme pas quelque injustice cachée. Une telle conduite,