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LA SANCTION MORALE ET LA JUSTICE DISTRIBUTIVE.

n’est pas la règle de l’effort désintéressé qu’exigerait par hypothèse la vertu. Il y a et il doit y avoir dans les rapports sociaux un certain tarif des actions, non des intentions ; nous veillons tous à ce que ce tarif soit observé, à ce qu’un marchand qui donne une marchandise falsifiée ou un citoyen qui n’accomplit point son devoir civique ne reçoivent pas en échange la quantité normale d’argent ou de réputation. Rien de mieux ; mais comment tarifer la vertu qui serait vraiment « morale » ? Là où l’on ne considère plus les contrats économiques et les échanges matériels, mais la volonté en elle-même, cette loi perd toute sa valeur. La justice distributive, dans ce qu’elle a de plausible, est donc une règle purement sociale, purement utilitaire, et qui n’a plus de sens en dehors d’une société quelconque. La société repose tout entière sur le principe de réciprocité, c’est-à-dire que, si l’on y produit le bien et l’utile, on attend le bien en échange, et si l’on y produit le nuisible, on attend le nuisible ; de cette réciprocité toute mécanique, et qui se retrouve dans le corps social comme dans les autres organismes, résulte une proportionnalité grossière entre le bien sensible d’un individu et le bien sensible des autres, une solidarité mutuelle, qui prend la forme d’une sorte de justice distributive ; mais, encore une fois, c’est là un équilibre naturel plutôt qu’une équité morale de distribution. Le bien non récompensé, non évalué pour ainsi dire à son vrai prix, le mal non puni, nous choquent simplement comme une chose antisociale, comme une monstruosité économique et politique, comme une relation nuisible entre les êtres ; mais, à un point de vue moral, il n’en est plus ainsi. Au fond, le principe : « À chacun selon ses œuvres, » est une excellente formule sociale d’encouragement pour le travailleur ou l’agent