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LE RISQUE MÉTAPHYSIQUE DANS LA SPÉCULATION.

lectuels : c’est l’absence de loi fixe, qu’on peut désigner sous le terme d’anomie, pour l’opposer à l’autonomie des Kantiens. Par la suppression de l’impératif catégorique, le désintéressement, le dévouement ne sont pas supprimés, mais leur objet variera ; l’un se dévouera pour une cause, l’autre pour une autre. Bentham a consacré sa vie entière à la notion d’intérêt ; c’est une manière de dévouement ; il a subordonné toutes tes facultés à la recherche de l’utile pour lui, et nécessairement aussi pour les autres : le résultat, c’est qu’il a été réellement très utile, autant et plus que tel apôtre du désintéressement, comme sainte Thérèse.

L’hypothèse produit pratiquement le même effet que la foi, engendre même une foi subséquente, mais non affirmative et dogmatique comme l’autre ; la morale, naturaliste et positiviste à sa base, vient par son sommet se suspendre à une libre métaphysique. Il y a une morale invariable, celle des faits ; et, pour la compléter là où elle ne suffit plus, une morale variable et individuelle, celle des hypothèses. Ainsi se trouve ébranlée la vieille loi apodictique : l’homme, délié par le doute de toute obligation absolue, recouvre en partie sa liberté. Kant a commencé en morale une révolution quand il a voulu rendre la volonté « autonome », au lieu de la faire s’incliner devant une loi extérieure à elle ; mais il s’est arrêté à moitié chemin : il a cru que la liberté individuelle de l’agent moral pouvait se concilier avec l’universalité de la loi, que chacun devait se conformer à un même type immuable, que le « règne » idéal des libertés serait un gouvernement régulier et méthodique. Mais, dans le « règne des libertés », le bon ordre vient de ce que, précisément, il n’y a aucun ordre imposé d’avance, aucun arrangement préconçu ; de là, à partir du point où s’arrête la morale positive, la plus grande diver-