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LE RISQUE MÉTAPHYSIQUE DANS LA SPÉCULATION.

vu vrai comme cela, du premier coup, sans effort et sans mérite, en regardant à ses pieds. — Eh bien, non, M. Homais n’a pas raison, enfermé qu’il est dans son petit cercle de vérités positives. Il a pu fort bien « cultiver son jardin », mais il a pris son jardin pour le monde, et il s’est trompé. Il eût peut-être mieux valu pour lui tomber amoureux d’une étoile, enfin être hanté par quelque chimère bien chimérique, qui du moins lui eût fait réaliser quelque chose de grand. Vincent de Paul avait sans doute le cerveau rempli de plus de rêves faux que M. Homais ; mais il s’est trouvé que la petite portion de vérité contenue dans ses rêves a été plus féconde que la masse de vérités de sens commun saisies par M. Homais.

La métaphysique est, dans le domaine de la pensée, ce que sont le luxe et les dépenses en vue de l’art dans le domaine économique : c’est une chose d’autant plus utile qu’elle semble d’abord moins nécessaire ; on pourrait s’en passer, et on en souffrirait beaucoup ; on ne sait pas au juste où elle commence, on sait encore moins où elle finit, et cependant l’humanité s’y laissera toujours aller, par une pente invincible et douce. De plus, il est certains cas, — les économistes l’ont démontré, — où le luxe devient tout à coup le nécessaire, où l’on a besoin, pour faire face à la vie, de ce qu’on avait précédemment en trop. C’est ainsi qu’il est des circonstances où la pratique a tout à coup besoin de la métaphysique : on ne peut plus vivre, ni surtout mourir sans elle.

La raison nous fait entrevoir deux mondes distincts : le monde réel où nous vivons, un certain monde idéal où nous vivons aussi, où notre pensée se retrempe sans cesse et dont on ne peut pas ne pas tenir compte ; seulement quand il s’agit du monde idéal, personne n’est plus d’accord : cha-