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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.


Tant qu’il y aura des suicides dans l’humanité, il serait inexplicable qu’il n’y eût pas des dévouements définitifs et sans espoir. On ne peut que regretter une chose, c’est que la société ne cherche pas à transformer le plus possible les suicides en dévouements[1]. On devrait offrir toujours un certain nombre d’entreprises périlleuses à ceux qui sont découragés de vivre. Le progrès humain aura besoin pour s’accomplir de tant de vies individuelles, qu’on devrait veiller à ce qu’aucune ne se perde en vain. Dans l’institution philanthropique dite des dames du calvaire, on voit des veuves se consacrer à soigner des maladies répugnantes et contagieuses ; cet emploi, au profit de la société, des vies que le veuvage a plus ou moins brisées et rendues inutiles est un exemple de ce qu’on pourrait faire, de ce qu’on fera certainement dans la société à venir. Il existe des milliers de personnes pour lesquelles la vie a perdu la plus grande partie de sa valeur ; ces personnes peuvent trouver une véritable consolation dans le dévouement : il faudrait les employer. Il faudrait, de même employer toutes les capacités ; or, il y a des capacités spéciales pour les métiers périlleux et désintéressés, des tempéraments faits pour s’oublier et se risquer toujours eux-mêmes. Cette capacité pour le dévouement a sa source dans une surabondance de vie morale ; toutes les fois que, dans son milieu, la vie morale d’un individu est arrêtée, comprimée, il faudrait lui découvrir aussitôt un autre milieu où elle retrou-

  1. Récemment, sur la place des Invalides, au moment où un chien enragé allait se jeter sur des enfants, un homme courut sur lui, le terrassa, lui brisa la colonne vertébrale et le jeta dans la Seine : comme on voulait faire soigner les morsures assez nombreuses que cet homme avait reçues, il se déroba à la foule, disant qu’il voulait mourir parce que « sa femme lui avait brisé le cœur. » — Il ne devrait pas y avoir d’autres suicides.