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POSSIBILITÉ D’UN SACRIFICE DÉFINITIF.

par un individu sachant ce que c’est que la vie. Pour expliquer le suicide, il faut admettre que la durée des jouissances moyennes de la vie a peu de prix en comparaison de l’intensité de certaines souffrances ; et la réciproque sera également vraie, à savoir que l’intensité de certaines jouissances semble préférable à toute la durée de la vie. Berlioz met en scène un artiste qui se tue après avoir éprouvé le plus haut plaisir esthétique qu’il lui semble devoir éprouver de sa vie : il n’y a pas autant de folie qu’on pourrait le croire dans cette action. Supposez qu’il vous soit donné d’être pour un instant un Newton découvrant sa loi ou un Jésus prêchant l’amour sur la montagne : le reste de votre vie vous semblerait décoloré et vide ; vous pourriez acheter cet instant au prix de tout. Donnez à quelqu’un le choix entre revivre la durée monotone de sa vie entière ou revivre le petit nombre d’heures parfaitement heureuses qu’il se rappelle : peu de gens hésiteront. Étendons la chose au présent et à l’avenir : il est des heures où l’intensité de la vie est si grande que, mises en balance avec toute la série possible des années, elles emportent le plateau. On passe trois jours pour monter à un haut sommet des Alpes ; on trouve que ces trois jours de fatigue valent le court instant passé sur la cime blanche, dans la tranquillité du ciel. Il y a aussi des instants de la vie où il semble qu’on soit sur une cime et qu’on plane ; devant ces instants-là tout le reste devient indifférent.

La vie — même au point de vue positif où nous nous plaçons ici — n’a donc pas cette valeur incommensurable qu’elle semblait d’abord avoir. On peut parfois, sans être irrationnel, sacrifier la totalité de l’existence pour un de ses moments, comme on peut préférer un seul vers à tout un poème.