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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

constitué moralement ; s’y exposer pour autrui, ce n’est que faire un pas de plus dans la même voie. Le dévouement rentre par ce côté dans les lois générales de la vie, auquel il paraissait tout d’abord échapper entièrement. Le péril affronté pour soi ou pour autrui — intrépidité ou dévouement — n’est pas une pure négation du moi et de la vie personnelle : c’est cette vie même portée jusqu’au sublime. Le sublime, en morale comme en esthétique, semble tout d’abord en contradiction avec l’ordre, qui constitue plus proprement la beauté ; mais ce n’est là qu’une contradiction superficielle : le sublime a les mêmes racines que le beau, et l’intensité de sentiments qu’il suppose n’empêche pas une certaine rationalité intérieure.

Lorsqu’on a accepté le risque, on a aussi accepté la mort possible. En toute loterie, il faut prendre les mauvais numéros comme les autres. Aussi celui qui voit venir la mort dans ces circonstances se sent-il lié pour ainsi dire à elle : il l’avait prévue et voulue, tout en espérant cependant y échapper ; il ne reculera donc pas à moins d’une inconséquence, d’une pauvreté de caractère qu’on désigne d’habitude sous le nom de lâcheté. Sans doute celui qui aura quitté sa patrie pour éviter le service militaire ne sera pas nécessairement pour tous un objet d’horreur (constatons-le en le regrettant) ; mais celui qui, résigné à devenir soldat, ayant accepté sa tâche, prend la fuite devant le danger et fait volte-face au moment suprême, celui-là sera réputé lâche et indigne. À plus forte raison en sera-t-il de même de l’officier qui, par avance, avait accepté non seulement de marcher à la mort, mais d’y marcher le premier de tous, de donner l’exemple. De même un médecin ne peut moralement pas refuser ses soins dans une épidémie. L’obligation morale prend la forme d’une obligation professionnelle, d’un