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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

plus agiles ou des plus imprudents arrive de branche en branche jusqu’à une distance respectueuse du crocodile, se suspend par une patte, et, avec la dextérité de sa race, s’avance, se retire, tantôt allongeant un coup de patte à son adversaire, tantôt feignant seulement de le frapper. D’autres, amusés par ce jeu, veulent se mettre de la partie ; mais, les autres branches étant trop élevées, ils forment la chaîne en se tenant les uns et les autres suspendus par les pattes ; ils se balancent ainsi, tandis que celui qui se trouve le plus rapproché de l’animal amphibie le tourmente de son mieux. Parfois la terrible mâchoire se referme, mais sans saisir l’audacieux singe : ce sont alors des cris de joie et des gambades ; mais parfois aussi une patte est saisie dans i’étau et le voltigeur entraîné sous les eaux avec la promptitude de l’éclair. Toute la troupe se disperse alors en poussant des cris et des gémissements ; ce qui ne les empêche pas de recommencer le même jeu quelques jours, peut-être même quelques heures après[1]. »

Le plaisir du danger tient surtout au plaisir de la victoire. On aime à vaincre même n’importe qui, même un animal. On aime à se prouver à soi-même sa supériorité. Un Anglais qui vint en Afrique dans le seul but de chasser, Baldwin, se posa un jour ce problème, après avoir failli être terrassé par un lion : — Pourquoi l’homme risque-t-il sa vie sans y avoir aucun intérêt ? « C’est une question que je n’essayerai pas de résoudre, répond-il. Tout ce que je peux dire, c’est qu’on trouve dans la victoire une satisfaction intérieure qui vaut la peine de courir tous les risques, alors même qu’il n’y a personne pour y applaudir. » Bien plus, même après avoir perdu l’espoir de vaincre, on s’opiniâtre

  1. Mouhot, Voyage dam les royaumes de Siam et de Cambodge.