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L’INSTINCT DISSOUS PAR LA RÉFLEXION.

ordinaires et les spéculations sur la morale, c’est que les premières indiquent de simples alternatives pour la pensée, tandis que les secondes indiquent en même temps des alternatives pour l’action. Tous les possibles aperçus par la science sont ici réalisables pour nous-mêmes : c’est à moi de réaliser l’hyperespace.

Le résultat que nous prédit M. Spencer, — disparition graduelle du sentiment d’obligation, — pourrait donc s’obtenir d’une tout autre manière que celle dont il parle. L’obligation morale disparaîtrait non pas parce que l’instinct moral serait devenu irrésistible, mais au contraire, parce que l’homme ne tiendrait plus compte d’aucun instinct, raisonnerait absolument sa conduite, déroulerait sa vie comme une série de théorèmes. On peut dire que pour Vincent de Paul l’obligation morale, dans ce qu’elle a de pénible et d’austère, avait disparu : il était spontanément bon ; mais on peut dire aussi que pour Spinoza elle avait également disparu : il s’était efforcé de combattre tout préjugé moral, il n’obéissait à un instinct que dans la mesure où il pouvait l’accepter de propos délibéré. C’était un être plutôt rationnel que moral. Il subissait, non plus l’obligation toujours obscure et pour ainsi dire opaque provenant de sa nature morale, mais l’obligation claire et comme transparente provenant de sa raison. Et là cette obligation lui imposait une souffrance quelconque, il devait éprouver ce sentiment stoïque et d’origine intellectuelle, la résignation, plutôt que ce sentiment chrétien et d’origine mystique : la joie débordante du devoir accompli.

Quiconque s’analyse à l’excès, est nécessairement malheureux. Si donc il est possible que l’esprit d’analyse coûte un jour à quelques-uns leur moralité, il leur coûtera en même temps le bonheur : ce sont de trop grands sacri-