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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

ment, il faut qu’il le joue avec conliance et rondeur, sans s’observer de trop près, sans vouloir se rendre compte du mouvement instinctif de ses doigts : raisonner un système d’actions réflexes ou d’habitudes, c’est toujours le troubler[1]. L’instinct moral, que l’évolution tend à fortifier de tant de manières, pourra donc recevoir quelque altération du développement excessif de l’intelligence réfléchie. Il faut distinguer sans doute avec soin, dans la morale, les théories métaphysiques et la moralité pratique : cette distinction, nous l’avons faite nous-même ailleurs ; maisnousne pouvons accorder aux philosophes anglais, que les théories n’influent jamais sur la pratique, ou du moins influent aussi peu qu’ils le soutiennent. MM. Pollock et Leslie Stephen comparent la morale à la géométrie : les hypothèses relatives à la réalité du devoir, nous dit M. Pollock, n’ont pas plus d’influence sur la conduite que les hypothèses relatives à la réalité de l’espace et de ses dimensions. MM. Pollock et Leslie oublient que, si l’espace a quatre dimensions au lieu de trois, cela n’intéresse ni mes jambes ni mes bras, qui s’agiteront toujours dans les trois dimensions connues ; s’il existait au contraire pour moi un moyen de me mouvoir selon des dimensions nouvelles, et que cela pût m’être avantageux en quoi que ce soit, je m’empresserais d’essayer, et je travaillerais de toutes mes forces à détruire mon intuition primitive de l’espace. C’est précisément ce qui arrive en morale : tout un champ d’activité, fermé jusqu’alors par le fantôme de l’idée du devoir, s’ouvre quelquefois devant moi ; si je m’aperçois qu’il n’y a aucun mal réel à ce que je m’y exerce librement, mais au contraire tout bénéfice pour moi, comment n’en profiterais-je pas ? La différence entre les spéculations scientifiques

  1. Voir sur ce point les Problèmes de l’esthétique contemporaine, p. 137.