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DANS QUEL ORDRE SONT NÉS LES DIVERS DEVOIRS.

échapper sans avoir pu la retrouver jamais : l’amant ne peut pas, comme dans une comédie de Shakespeare, remplacer une femme par une autre.

Je ne vis qu’elle était belle
Qu’en sortant des grands bois sourds...
— Soit, n’y pensons plus, dit-elle, —
Et moi, j’y pense toujours...

Enfin l’avantage le plus considérable des instincts moraux, en tant qu’instincts, c’est qu’ils ont pour eux le dernier mot. Si je me suis dévoué, ou bien je suis mort, ou bien je survis avec la satisfaction du devoir accompli. Les instincts égoïstes, eux, sont toujours contrariés dans leur triomphe. Jouir de la satisfaction du devoir accompli, c’est oublier la peine qu’on a prise pour l’accomplir. Au contraire, la pensée qu’on a manqué au devoir apporte quelque chose d’amer jusque dans le plaisir. En général, le souvenir du travail, de la tension, de l’effort déployé pour la satisfaction d’un instinct quelconque, s’efface très vite ; mais le souvenir de l’instinct non satisfait persiste aussi longtemps que l’instinct lui-même. Léandre oubliait vite avec Héro l’effort déployé pour traverser l’Hellespont ; il n’eût pas pu oublier Héro dans les bras d’une autre amante.

L’instinct moral une fois établi dans sa généralité, avec sa force en tension constante, dans quel ordre a-t-il donné naissance aux différents instincts moraux particuliers, dont la formule réfléchie constituera les différents devoirs ? — Dans un ordre souvent inverse de l’ordre logique adopté par les moralistes. La plupart des moralistes mettent en premier lieu les devoirs envers soi-même, la conservation de la dignité intérieure ; ils placent ensuite les devoirs de justice avant les devoirs de charité. Cet ordre n’a rien d’absolu, et l’ordre tout contraire s’est souvent produit dans