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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

fant dont le développement a été gêné par l’avarice paternelle, une réaction se produit fort souvent qui le pousse à la prodigalité. Enfin, raison décisive, l’avarice, n’ayant pas d’utilité sociale, n’a pas été encouragée par l’opinion. Supposez une société d’avares : chacun n’aura qu’un but, transformer son voisin en prodigue, afin de mettre la main sur son or ; si pourtant, par impossible, des avares s’entendaient parfaitement entre eux et s’excitaient mutuellement à l’avarice, vous ne tarderiez pas à voir naître un devoir de parcimonie aussi fort comme sentiment que bien d’autres devoirs. Chez nos paysans français, et surtout chez les Israélites, on peut trouver cette obligation peu morale élevée à peu près au niveau des devoirs moraux. Un membre d’une société avare se sentirait sans doute plus obligé à la parcimonie qu’à la tempérance par exemple, ou au courage ; il éprouverait plus de remords pour avoir manqué à la première obligation qu’aux autres.

De ce qui précède on peut déjà conclure, indépendamment de beaucoup d’autres considérations, que les différents devoirs moraux, formes diverses de l’instinct social ou altruiste, ne pouvaient pas ne pas naître, et qu’il n’en pouvait guère naître d’autres. Une nouvelle raison qui devait assurer le triomphe de l'instinct moral, c’est l’impossibilité d’assouvir le remords, de le faire cesser par une bonne action, comme on fait cesser la faim. La faim apaisée, la peine qu’on a éprouvée n’est plus qu’un souvenir vague, qui s’efface ; il n’en est pas de même du remords ; le passé apparaît comme ineffaçable et à jamais cuisant. Au reste, tous les besoins qui ne sont pas trop purement animaux n’admettent pas non plus ces sortes de compensations que permet la faim ou la soif. Tel est l’amour. On peut regretter indéfiniment l’heure d’amour que vous offrait la femme aimée et que vous avez laissé