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L’OBLIGATION ET LE PENCHANT À L’AVARICE.

Chez l’homme ce même sentiment, — lié d’ailleurs à une foule d’autres, sociaux ou moraux, — produira des effets bien plus marqués : les négresses que leurs maîtres voulaient accoupler comme les animaux et marier de force à des mâles choisis par eux sont allées jusqu’à étrangler les enfants de cette union forcée (et pourtant la promiscuité est fréquente chez les nègres). Un homme qui cherche à assouvir son désir brutal avec une femme physiquement et esthétiquement trop au-dessous de lui, en éprouve ensuite une honte intérieure : il a le sentiment d’une dégradation de la race. La jeune fille qui épouse, afin d’obéir à ses parents, un homme qui lui déplaît, a pu ensuite ressentir un dégoût assez fort, assez voisin du remords moral, pour se jeter par la fenêtre de la chambre nuptiale. En tous ces exemples le sentiment esthétique produit les mêmes effets que le sentiment moral : génie et beauté obligent ; comme toute puissance que nous découvrons en nous, ils nous confèrent à nos propres yeux une dignité et nous imposent un devoir. Si le génie avait été absolument nécessaire à chaque individu pour vaincre dans la lutte de la vie, il se serait sans doute généralisé : l’art serait aujourd’hui un fonds commun aux hommes, comme la vertu.

En dehors de l’instinct moral et esthétique, l’un de ceux qui ont pu, chez certains individus, se développer assez pour que l’école anglaise y vît un analogue du sentiment d’obligation, c’est le penchant si souvent invoqué en exemple par cette école : l’avarice. Mais, même au point de vue étroit et encore grossier où nous nous plaçons ici, remarquons l’infériorité de ce penchant pai rapport à l’instinct moral. L’avarice, en diminuant le confort de la vie, produit le même effet que la misère ; elle ne favorise pas la fécondité, car l’avare a peur d’avoir des enfants ; en outre, chez l’en-