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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

claire du lien de l’obligation avant qu’il n’y ait eu plus ou moins remords, c’est-à-dire persistance de l’instinct malgré sa violation : la faute est un élément nécessaire dans la formation de la conscience morale réfléchie. — Au fond, c’est l’idée de temps qui commence à donner son caractère particulier à cet instinct du devoir où Kant ne voyait que la manifestation de l’intemporel. Dans l’entraînement de la passion, l’intensité actuelle des penchants entre seule dans le compte des forces qui agissent sur le cerveau : l’avenir ou le passé n’ont pas d’influence ; or, le passé et l’avenir, rappelés ou entrevus, sont une condition de la moralité. La pression des grands instincts utiles à l’espèce se trouve accrue à l’infini lorsque, dans notre imagination, elle se multiplie par tous les moments du temps. Un être, pour devenir moral, doit vivre dans la durée.

On connaît les exemples par lesquels Darwin montre que, si les animaux avaient notre intelligence, leur instinct donnerait lieu à un sentiment d’obligation. Ce sentiment d’obligation, feeling, au point de vue dynamique, est indépendant de la direction effectivement morale ou non morale de l’instinct ; il dépend seulement de son intensité, de sa durée et de la résistance ou du secours qu’il rencontre dans le milieu. « Supposons, dit Darwin, pour prendre un cas extrême, que les hommes se fussent produits dans les conditions de vie des abeilles : il n’est pas douteux que nos femelles non mariées, à l’instar des abeilles ouvrières, considéreraient comme un devoir sacré de tuer leurs frères, et que les mères tenteraient de détruire leurs filles fécondes, sans que personne y trouvât à redire[1]. »

  1. Voir The descent of man et notre Morale anglaise contemporaine. — On pourrait chercher une vérification empirique de ces théories