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L’ÉDUCATION MORALE.

notre être, toutes nos résolutions ne s’enveloppent et ne sortent l’une de l’autre, ce mot : « j’ai failli », n’aurait pas un caractère si profondément douloureux, car il impliquerait bien une imperfection passée, mais il n’impliquerait pas une imperfection actuelle ou future. Responsabilité n’est pas seulement causalité, mais encore solidarité ; il faut que je me sente lié à quelque chose de mauvais ou de répugnant, solidaire enfin d’une action blâmable, pour en éprouver un regret et une honte qui sont le commencement d’un remords. Un acte accompli par moi avec la meilleure intention du monde, mais dont l’issue a été fâcheuse malgré toutes les prévisions possibles, me laissera encore une sorte de tourment intérieur, un regret d’imperfection intellectuelle, qui n’est pas sans analogie avec le regret d’une imperfection morale. Un père se réjouit d’une bonne action de son fils presque comme s’il en était l’auteur, et alors même qu’il n’a été pour rien dans l’éducation de ce fils ; si celui-ci se conduit mal, il en souffrira, il en éprouvera une sorte de remords souvent plus vif que le fils lui-même. Bien plus, un acte commis par un étranger, mais dont nous avons été témoins sans pouvoir rempêcher, produit chez nous, si notre moralité est très développée et très délicate, un déchirement intérieur, une tristesse analogue au remords, et il nous semble que cet acte retombe en partie sur nous. Après tout, il y a quelque chose de nous dans les autres hommes, et ce n’est pas sans raison que nous nous sentons dégradés à nos propres yeux par quiconque dégrade riiumanité. En somme, la responsabilité semble loin de se trouver, comme le croyait Kant, hors du temps et de l’espace, dans la sphère d’une liberté pure et du pur noumène ; elle semble au contraire dans le temps, dans l’espace, liée aux mille associations d’idées qui constituent le moi phénoménal. Elle s’explique en grande partie par la solidarité, la continuité et la contiguïté des êtres. Aussi peut-elle passer d’un être à l’autre. On peut avoir, pour ainsi dire, des remords à la place d’autrui, et on peut aussi se réjouir en autrui : c’est une sorte de sympathie ou d’antipathie qui s’exerce tantôt de nous-mêmes à nous-mêmes, tantôt de nous-mêmes à autrui. Si le sentiment de la responsabilité s’étend surtout du passé d’un individu à son présent et à son avenir, c’est que nous sentons tous mieux, sans parfois nous en rendre bien compte à nous-mêm.es, le profond déterminisme qui relie tous les moments de notre vie individuelle ; nous