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L’ÉDUCATION MORALE.

Mais, en fait, Épictète n’est nullement détruit par Montaigne ; et c’est sur les principes mêmes d’Épictète, demeurés intacts, que Pascal va s’appuyer à son insu pour élever son christianisme au-dessus du scepticisme.

En effet, après avoir affirmé l’équivalence logique des deux systèmes, il s’efforce de prouver leur insuffisance morale, il les juge moralement. D’une part il condamne la présomption des stoïciens, de l’autre la lâcheté de Montaigne : c’est en se plaçant ainsi au point de vue moral qu’il arrive à dominer ces deux systèmes, selon lui logiquement égaux. — Mais Pascal a-t-il le droit de parler de moralité, alors qu’il vient d’établir avec Montaigne que « nul ne peut savoir ce que c’est que bien, mal, justice, péché[1] ? » Ne fait-il donc pas appel, sans le vouloir, à cette morale « humaine » sur laquelle était fondé le système stoïque d’Épictète et qu’il avait voulu détruire par le doute de Montaigne ? Ainsi, pour juger de haut les systèmes qu’il vient de poser l’un en face de l’autre, Pascal se voit forcé d’emprunter à l’un de ces systèmes l’idée essentielle qu’il renfermait, l’idée de la moralité. Pascal n’avait abandonné Épictète que pour retomber dans Montaigne ; il n’échappe à Montaigne que pour revenir à Épictète. Au moment où il vient d’affirmer l’impuissance absolue de l’homme, il se voit forcé de reconnaître implicitement dans l’homme l’existence du plus grand des pouvoirs, celui de juger par lui-même le bien et le mal. L’homme de Pascal, comme celui d’Épictète, sent qu’il possède en soi, avec la conscience de sa dignité intérieure, la règle morale d’après laquelle il peut apprécier les doctrines et les pensées comme les actions.

Tandis que, dans toutes les autres sciences, l’esprit juge la valeur des divers systèmes d’après la manière dont ils reproduisent l’ordre extérieur des choses, il n’en est plus de même dans les sciences morales. Là, la vérité ne réside pas en dehors de nous, mais en nous. Nous ne pouvons pas apprécier les systèmes moraux d’après la fidélité avec laquelle ils nous rendent compte de la nature extérieure, mais d’après la fidélité plus ou moins grande avec laquelle ils nous rendent compte de nous à nous-mêmes ;

  1. Cf. Pensées, xxv, 116 : « Eritis sicut dii, scientes bonum et malum. Tout le monde fait le dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais. »