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STOÏCISME ET CHRISTIANISME.

vraie tentation à laquelle Pascal semble vouloir nous faire céder, comme il y a parfois peut-être failli céder lui-même.

Mais, à ce moment, Pascal ramène devant nous le stoïcisme que nous avions presque oublié, et, mettant en présence Épictète et Montaigne, les fait lutter l’un contre l’autre. Nous avons vu tout à l’heure les contradictions où vient s’épuiser la raison humaine ; nous allons maintenant connaître la contradiction dans laquelle, abandonné à ses seules forces, le cœur humain se briserait.

Selon Pascal, il y a une opposition absolue entre notre pouvoir et notre devoir. C’est l’idée du devoir, invincible à tout pyrrhonisme, qui sans cesse nous élève et relie l’homme à Dieu. Tant que nous ne considérons que notre devoir et notre fin, nous ne voyons que notre grandeur. Mais ce n’est pas assez de connaître ce que nous devons faire, il faut connaître ce que nous pouvons faire. Or, tandis que notre devoir nous appelle en haut, notre impuissance nous retient en bas. De là deux mouvements contraires qui, tour à tour, soulèvent et répriment le cœur humain. Quand nous ne regardons que nos devoirs et notre fin, la présomption nous saisit : c’est dans cette présomption qu’ « Épictète se perd « ; lorsque d’autre part, nous repliant sur nous-mêmes, nous prenons pleine conscience de l’impuissance inhérente à notre nature, alors, avec Montaigne, « nous nous abattons dans la lâcheté. » Mais ni cette présomption ne peut longtemps se soutenir, ni cette lâcheté ne peut longtemps nous suffire. En voyant notre faiblesse, nous sommes contraints de mettre bas l’orgueil ; en sentant notre grandeur, nous sommes portés à rejeter notre lâcheté : de là une lutte intestine, qui se produit cette fois non plus seulement dans l’intelligence, mais dans le cœur, et qui est sans fin, parce que l’impuissance de l’homme est sans remède.

Ainsi Pascal, croyant qu’il existe une contradiction entre le devoir infini et le pouvoir limité de l’homme, croit, en les lui faisant connaître à la fois tous les deux, les détruire tous les deux ; de telle sorte que l’homme, apprenant des moralistes ce qu’il doit faire, et des sceptiques ce qu’il ne peut faire, verrait « se briser et s’anéantir » l’un par l’autre les deux grands systèmes qu’avait conçus sa pensée, et, dans une éternelle alternative, demeurerait