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L’ÉCOLE.

c’est que, de nos jours, pour se procurer l’instruction véritable, il faut avoir déjà, par devers soi, quelques ressources ; or, avec l’aisance bien des tentations disparaissent ; de plus, l’instruction supérieure constitue en elle-même une ressource, un gagne-pain. Si une même instruction scientifique était donnée à tous, on verrait très probablement la statistique enregistrer un nombre élevé de criminels instruits, lettrés, et des plus dangereux. On peut ajouter d’ailleurs qu’il y a cinquante ans, sur 100 criminels, 2 seulement avaient reçu l’instruction supérieure ; aujourd’hui, la proportion est de 4, et elle augmentera sans doute. Comme le faisait déjà remarquer Socrate, le moyen d’empêcher que l’instruction ne soit une arme entre les mains des criminels, ce serait de donner une plus large part à l’éducation morale et esthétique qu’à l’instruction intellectuelle et scientifique, de ne pas concevoir cette dernière sans la précédente, de ne pas croire que la connaissance des faits et vérités d’ordre positif puisse suppléer au sentiment dans une bonne éducation.

L’abus de l’instruction trop purement intellectuelle, loin de moraliser toujours, n’aboutit souvent qu’à faire des déclassés. Si l’enfant, devenu homme, ne parvient pas à ce qu’il ambitionnait, il s’en prend à la société, accuse sa mauvaise organisation ; dorénavant il verra tout en mal et détestera tout le monde. S’il est faible et épuisé, il ira dans ce qu’on a appelé le « régiment des résignés[1] » de ceux qui ont baissé la tête, ne se sentant pas de force à se révolter, mais sont toujours prêts à servir les révoltés quand ceux-ci auront donné le premier assaut. Si les seconds font le mal, ce ne sont pas les premiers qui les en empêcheront : les uns et les autres ont intérêt aux révolutions, et ceux qui n’osent pas attacher le grelot, à coup sur ne le détacheront pas[2]. Au début

  1. M. de Coubertin.
  2. On a soumis aux délibérations du Conseil de l’empire russe un projet de transformation des écoles réelles. Ces écoles étaient calquées sur celles de l’Allemagne pour l’enseignement moderne ; on les trouve encore trop ou trop peu classiques ; on leur reproche de former des demi-savants, à la fois trop lettrés et trop ignorants des choses pratiques pour aborder les carrières industrielles ou commerciales. Aussi veut-on les transformer en écoles purement techniques. Leur enseignement devra avoir pour but de former des contremaîtres et des chefs d’atelier, pourvus d’une culture générale suffisante et d’une instruction professionnelle approfondie, qui pourront trouver dans le commerce et l’industrie