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L’ÉDUCATION MORALE.

sans conseils, poursuivi par les railleries de sa mère adoptive, de ses camarades, de son maître qui ne le comprenait pas, n’en suivit pas moins sa voie sans se décourager, et devint, à vingt-quatre ans, membre de l’Académie des sciences, ce qui ne fut que le commencement de sa gloire, « Supposez-le élevé par sa mère, mademoiselle de Tencin, admis de bonne heure dans le salon où se rencontraient tant d’hommes d’esprit, initié par eux aux problèmes scientifiques et philosophiques, affiné par leurs entretiens ; et les adversaires de l’hérédité ne manqueraient pas de voir en son génie le produit de son éducation ». — Ce génie, répondrons-nous, ne peut être la produit de l’éducation, mais l’éducation n’a pas la prétention de donner le génie : elle le développe, le met en œuvre, et elle peut produire le talent. La biographie de la plupart des hommes célèbres montre, à en croire M. Ribot, que l’influence de l’éducation a été sur eux, tantôt nulle, tantôt nuisible, faible le plus souvent. Si l’on prend, dit-il, les grands capitaines, c’est-à-dire ceux dont le début est le plus facile à constater parce qu’il est le plus bruyant, on verra qu’Alexandre a commencé sa carrière de conquérant à vingt ans ; Scipion l’Africain (le premier) à vingt-quatre ans ; Charlemagne à trente ans ; Charles XII à dix-huit ans ; le prince Eugène commandait l’armée d’Autriche à vingt-cinq ans ; Bonaparte l’armée d’Italie à vingt-six ans, etc. « Chez beaucoup de penseurs, d’artistes, d’inventeurs, de savants, la même précocité montre combien l’éducation est peu de chose au prix de l’innéité ». — On voit que M. Ribot parle toujours des hommes de génie. Encore est-il vrai que, même chez ceux-là, chez les Alexandre, les Charles XII, les Bonaparte, le récit des actions glorieuses accomplies par autrui a presque toujours été la cause occasionnelle de la manifestation du génie. Pour conclure, M. Ribot croit ramener l’influence de l’éducation à ses justes limites en disant : « Elle n’est jamais absolue, et n’a d’action efficace que sur les natures moyennes ». Supposez que les divers degrés de l’intelligence humaine soient échelonnés de telle sorte qu’ils forment une immense série linéaire montant de l’idiotie, qui est à un bout, au génie, qui est à l’autre bout. Selon M. Ribot, l’influence de l’éducation, aux deux bouts de la série, est à son minimum. Sur l’idiot, elle n’a presqu’aucune prise : des efforts inouïs, des prodiges de patience et d’adresse n’aboutissent souvent qu’à des résultats insignifiants et