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derrière le dos, le front penché, et, parfois, s’arrêtait pour lever les yeux comme s’il voyait et comprenait, et ressentait des choses qui n’étaient point de son âge.

« Souvent, après le dîner, par les nuits claires, il me disait : « Allons rêver, cousine… » Et nous partions ensemble dans le parc. Il s’arrêtait brusquement devant les clairières où flottait cette vapeur blanche, cette ouate dont la lune garnit les éclaircies des bois ; et il me disait, en me serrant la main : « Regarde ça, regarde ça. Mais tu ne me comprends pas, je le sens. Si tu comprenais, nous serions heureux. Il faut aimer pour savoir. » Je riais et je l’embrassais, ce gamin, qui m’adorait à en mourir.

« Souvent aussi, après le dîner, il allait s’asseoir sur les genoux de ma mère : « Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires d’amour. » Et ma mère, par plaisanterie, lui disait toutes les légendes de sa famille, toutes les aventures passionnées de ses pères ; car on en citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C’est leur réputation qui les a tous perdus, ces hommes ; ils se montaient la tête et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommée de leur maison.

« Il s’exaltait, le petit, à ces récits tendres ou terribles, et parfois il battait des mains en répétant : « Moi aussi, moi aussi, je sais aimer mieux qu’eux tous ! »

« Alors il me fit la cour, une cour timide et profondément tendre dont on riait, tant c’était drôle. Chaque matin, j’avais des fleurs cueillies par lui, et, chaque soir, avant de remonter dans sa chambre, il me baisait la main en murmurant : « Je t’aime ! »

« Je fus coupable, bien coupable, et j’en pleure encore sans cesse, et j’en ai fait pénitence toute ma vie ; et je suis restée vieille fille, ou plutôt non, je suis restée comme fiancée-veuve, veuve de lui. Je m’amusai de cette tendresse puérile, je l’excitais même ; je fus coquette, séduisante, comme auprès d’un homme, caressante et perfide. J’affolai cet enfant. C’était un jeu pour moi, et un divertissement joyeux pour sa mère et pour la mienne. Il avait douze ans ! Songez ! qui donc aurait pris au sérieux cette passion d’atome ? Je l’embrassais tant