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NOTES

unique les cellules de moines astreints à une vie réglée et formant une société particulière en marge de la grande : le koinobion de Tabennesi compte déjà 2,500 frères du vivant de Pakhôme et les pakhômiens peuplent quatre autres maisons. La vie qu’on y mène est pieuse et rude, mais je n’ai pas besoin d’insister pour faire comprendre à quel point elle diffère de celle qu’Antoine a instaurée. Il existe, dans le même temps, des formes intermédiaires de vie séparée ; par exemple les moines d’Amoun et de Macaire, à Nitria et à Scété, vivent à leur guise dans des cellules assez éloignées les unes des autres, mais ils se réunissent le samedi et le dimanche dans une église construite au milieu d’elles. Il se rencontrait même de nombreux ascètes errants, mais c’était ceux dont la vocation inspirait le moins de confiance, à juste titre. Tous ces hommes présentent évidemment avec saint Antoine quelques traits communs : ils se retranchent du monde et s’imposent des privations rigoureuses en vue de leur salut éternel ; mais leur isolement du siècle n’est pas à comparer avec celui des anachorètes, et surtout ils restent dans l’Église pratiquement, ils prennent part au culte et aux sacrements, alors qu’Antoine passa la plus grande partie de sa vie sans entendre la messe et sans recevoir l’eucharistie.

Au reste, tous ces ascètes, quelque genre de vie qu’ils adoptassent, justifiaient leur entreprise par la parole du Christ : « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi » (Mt. 1038). Pourtant Jésus n’avait pas vécu comme eux. Il demeurait parmi les hommes ; il ne recommandait aucune contrainte de la nature ; il ne refusait pas de s’asseoir à la table d’un banquet ; il mangeait et y buvait comme tout le monde (Mt. 1119) ; son dessein n’était pas de choisir en Israël les âmes d’élite, de les séparer des autres et de les préparer à l’écart pour la vie future, mais bien de changer le cœur de tous les Juifs, sans briser les cadres de la vie ordinaire avant le grand jour ou tout s’accomplirait. D’où vient donc qu’Antoine, et tant de chrétiens après lui, aient si mal suivi ses voies, tout en croyant y marcher au prix de grands efforts ?

Le fondement premier de toute vie monastique c’est l’ascétisme, qui procède de cette conviction — je laisse parler saint Antoine — que « la vigueur de l’âme se fortifie quand les satisfactions du corps diminuent ». Sans le vouloir, Jésus l’avait encouragée en ce qu’il avait placé au-dessus de toutes les préoccupations humaines le souci de gagner une place dans le Royaume de Dieu, et plusieurs des préceptes, par lesquels il avait recommandé à ses fidèles de ne pas s’attacher aveuglement aux biens de ce monde, semblaient, si on les prenait au pied de la lettre, en recommander le total abandon ; par exemple : « si un homme vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple »