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hercule
ruisselant de sueur, haletant. Il dépose sa massue et s’essuie la figure avec sa peau de lion, dont la gueule lui pend sur l’épaule.

Ah !

Il reste d’abord sans pouvoir parler, tant il est hors d’haleine.

On dit que j’ai accompli douze travaux ! J’en ai accompli cent, cent mille ! que sais-je ?

J’ai d’abord étranglé deux énormes serpents qui s’enroulaient à mon berceau. J’ai dompté le Taureau de Crète, les Centaures, les Cercopes et les Amazones, j’ai fait mourir Busiris, j’ai étouffé le Lion de Némée, j’ai coupé les têtes de l’Hydre. J’ai tué Théodomus et Lacynus, Lycus roi de Thèbes, Euripide roi de Cos, Nélée roi de Pise, Euryle roi d’Œchalie. J’ai cassé la corne d’Achéloüs qui était un grand fleuve. J’ai tué Géryon qui avait trois corps, et Cacus, fils de Vulcain.

Est-ce tout ? Oh non ! j’ai abattu le vautour de Prométhée, j’ai lié Cerbère avec une chaîne, j’ai nettoyé les étables d’Augias ; j’ai séparé les montagnes de Calpé et d’Abyla, rien qu’en les prenant par leurs sommts, comme un homme qui écarte avec ses deux mains les éclats d’une bûche.

J’ai voyagé. J’ai été dans l’Inde, j’ai parcouru les Gaules. J’ai traversé le désert où l’on a soif.

Les pays esclaves, je les délivrais ; les pays inhabités, je les peuplais ; et plus je vieillissais, plus s’accroissait ma force : je tuais mes amis en jouant avec eux, je rompais les sièges en m’asseyant dessus, je démolissais les temples en passant sous leurs portiques. J’avais en moi une fureur continuelle qui débordait à gros bouillons, comme le vin nouveau qui fait sauter la bonde des cuves.

Je criais, je courais, je déracinais les arbres, je troublais les fleuves, l’écume sifflait au coin de ma lèvre, je souffrais à l’estomac, et je me tordais dans la solitude, en appelant quelqu’un.

Ma force m’étouffe ! C’est le sang qui me gêne ! j’ai besoin de bains tièdes et qu’on me donne à boire de l’eau glacée. Je veux m’asseoir enfin sur des coussins, dormir pendant le jour et me faire la barbe. La Reine se couchera sur ma peau de lion, moi je passerai sa robe et filerai la quenouille, j’assortirai les laines, j’aurai les mains blanches comme une femme. Je sens des langueurs… donnez-moi donc… donnez-moi…

la mort.

Passe ! passe !