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être ! Mais qui te dit que ce n’est pas l’absurde, au contraire, qui est le vrai, qu’il y ait même quelque chose de vrai ? on ne prouve rien, et quand même on prouverait tout, jamais une preuve n’existe que par rapport au monde qu’elle concerne et à l’intelligence qui la perçoit, et si ce monde lui-même n’est pas, si cet esprit n’est pas ? ah ! ah ! ah !

antoine
suspendu dans l’air, flotte en face du Diable et touche son front avec son front.

Mais tu es, toi, pourtant ! je te sens. Oh ! comme tu es beau !

Le Diable ouvre la gueule toute grande.

Oui, j’y vais, j’y vais !

Le Diable tend les bras pour l’enlacer, Antoine avance les siens vers lui. Dans le geste qu’il fait, sa main, frôlant sa robe, heurte son chapelet ; il pousse un cri et tombe à terre.
Il se retrouve devant sa cabane, étendu à plat dos sur le sol, les bras en croix, immobile ; sur les ruines de la chapelle il y a le cochon debout, les pattes écartées, les yeux fixés, le poil hérissé, la queue raide.
Tout est ténèbres, pas un souffle, pas un bruit.
Les deux prunelles du cochon brillent dans l’ombre, on entend les gémissements faibles de saint Antoine ; peu à peu cependant il se ranime, palpe la terre autour de lui, rouvre à demi les yeux, et, tournant la tête sur chaque épaule, regarde avec étonnement ce qui l’entoure.

Comment se fait-il ? où étais-je donc ? mais… Ah !

La fatigue le reprend t il redevient immobile, il retombe.

Oh ! oh ! c’est comme si j’avais du plomb dans ma tête, elle est si lourde que je ne peux pas la remuer, je la sens collée à la terre.

Il bâille, s’étire les membres, soupire.

Ah ! qu’on est bien couché !… je voudrais pourtant changer de place, ces pierres me font mal.

Il essaie, en s’appuyant sur les coudes, mais il retombe.

Comme je suis las ! on me tuerait maintenant que je n’aurais pas la force de crier grâce… Ah !… je souffre à l’estomac, j’ai faim, j’ai bien envie de manger… Ah ! ma foi, non, tant pis !