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antoine.

Pas libre ? le Tout-Puissant ! comment donc, puisqu’il est le maître ?

le diable.

Eh ! S’il est le maître, est-il libre de ne l’être plus ? peut-il se reposer, s’anéantir ? peut-il faire qu’autre chose que lui soit Dieu ? ou devenir autre chose ?

antoine.

Mais… pourtant… cependant… il punit le mal et récompense le bien.

le diable.

D’après l’ordre, mais qu’il n’a pas posé volontairement, puisque c’est en vertu de cet ordre qu’il existe et que cet ordre le constitue. Par l’effet seul qu’ils sont, les faits engendrent d’autres faits que l’on appelle ordinairement leurs conséquences : telle action en amène une autre, qui en produit une seconde, d’où une troisième, une centième, sans qu’il soit possible d’en arrêter une seule, ni de la faire dévier de sa route ; le bois qu’on brûle devient flamme, puis charbon, puis cendre, successivement ; le lait devient crème, fromage, vermine ; le morceau d’agneau que tu manges, après avoir été en toi sang, chair, humeurs, engraissera la prairie où il paissait et sera rebrouté dans l’herbe qui l’a nourri. L’homme qui fait le mal en reçoit la punition. Que sais-tu s’il ne sera pas récompensé plus tard d’avoir été puni jadis ? c’est son crime qui attirera son châtiment, ce châtiment qui produira par la suite un autre état, ce dernier terme qui en engendrera un suivant. Dieu n’est pas plus libre de ne point punir le mal que tu n’es libre d’avoir l’idée qu’il le doit. Ton âme contient Dieu puisqu’elle pense ; comment ton âme pense-t-elle ? c’est par Dieu. Mais l’infini ne peut être ailleurs qu’en lui-même ; Dieu vit donc dans la vie, se pense dans la pensée ; du moment que tu es, il est en toi ; de l’instant que tu le comprends, tu es en lui ; il est toi, tu es lui, et il n’y a qu’Un.

antoine.

Il n’y a qu’Un ! il n’y a qu’Un ! j’en suis donc, je fais partie de Dieu, moi ! ce cœur qui d’amour illimité se gonfle pour lui, c’est donc lui qui est dedans, qui se dilate et s’y retourne ! Ni mon corps ni mon esprit ne sont plus, mon corps est de la matière de toute matière, mon esprit de l’essence de tout esprit,