Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/396

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la chimère.

Moi, je suis légère et joyeuse ; je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes, avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines ; je leur souffle à l’âme les éternelles manies, projets de bonheur, plans d’avenir, rêves de gloire, et les serments d’amour, et les résolutions vertueuses. Autour du flambeau des poètes je voltige en délire, mon haleine passe dans leur chevelure, et ils bondissent au contact soudain des pensées qui les frôlent ; d’une voix faite pour eux j’apporte à leur oreille l’harmonie des mondes, j’évoque les formes de leurs œuvres, qui passent à la file comme des fantômes de rois, couronne en tête et les bras étendus ; je leur murmure des rythmes, je leur étale des couleurs, je les fonds en tendresses, je les déchire avec des énergies d’un autre monde, et il leur apparaît à travers un crépuscule d’or des colosses terrifiants qui les font crier d’enthousiasme.

J’ai bâti des architectures étranges, dont j’ai découpé les toits à coups de dents et ciselé les feuillages avec l’ongle de mes pattes ; le long des tours j’ai percé de trous sans nombre les escaliers qui montent, j’ai choisi sur les grèves des cailloux de couleur pour en composer des mosaïques ; c’est moi qui ai suspendu les clochettes au tombeau de Porsenna ; j’ai inventé les idoles à quatre bras, les religions dévergondées, les coiffures ambitieuses. Je pousse les matelots aux voyages d’aventure ; ils aperçoivent à travers la brume des îles merveilleuses, des dômes d’or, des pâturages, des fruits rouges, des femmes qui dansent, et, roulant dans la tempête, ils se délectent de toutes ces ivresses qui chantent à travers leur agonie, malgré le bruit des grands flots se refermant sur le navire sombré.

le sphinx.

Ô fantaisie ! fantaisie ! emporte-moi sur tes ailes pour désennuyer et délasser ma tristesse.

la chimère.

Ô inconnu ! inconnu ! je suis amoureuse de tes yeux ; comme une hyène en chaleur, je tourne autour de toi et je flaire ta croupe, sollicitant les fécondations dont le besoin me dévore.

Ouvre la gueule, lève tes pieds, grimpe sur mon dos.

le sphinx.

Mes pieds depuis qu’ils sont à plat sur le sol ne peuvent plus