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qui criaient ton nom dans les bois, et des espions qui parcouraient toutes les routes en demandant à chaque passant : L’avez-vous vu ?

À la nuit tombante, je retirais mon coude de dessus la balustrade et je descendais de ma tour, c’est-à-dire que mes servantes me portaient dans leurs bras, car je m’évanouissais chaque soir quand se levait l’étoile de Sirius. On me faisait revenir en brûlant des herbes sèches, et on m’introduisait dans la bouche, avec une spatule de fer, une confiture des Indes qui a la vertu de rendre les rois heureux, et dont j’ai mangé tant de tartines que j’en ai les dents tout agacées.

La nuit, ne va pas croire que je dormisse ; je restais tournée du côté de la muraille, les yeux ouverts, et je pleurais. À la longue, mes larmes en tombant ont fait à la tête de mon lit deux trous sur le marbre, comme sont les petites flaques d’eau de mer dans le creux des rochers.

Pourquoi donc n’es-tu pas venu, hein ? tu me l’avais promis, pourtant ! Moi qui t’aime, c’est mal ! car je t’aime, oh ! beaucoup !

Elle lui prend le menton, Antoine recule.

Ris donc, bel ermite, ris donc, ris donc ! Moi, je suis très gaie d’abord, et tu t’amuseras ; je chante très bien, je pince de toutes sortes d’instruments, et je sais une foule d’histoires à raconter, toutes plus divertissantes les unes que les autres.

Je suis partie en hâte, nous avons fait du chemin en peu de temps, va ! Regarde la corne du pied des chameaux, elle est toute usée, et voilà les onagres des courriers verts qui sont morts de fatigue.

Antoine regarde ; en effet les onagres sont étendus sans mouvement.

Depuis trois lunes entières ils ont été d’un train égal, avec un caillou dans les dents pour couper le vent, le cou toujours tendu et galopant toujours ; on n’en retrouvera pas de pareils ! ils me venaient de mon grand-père maternel, l’empereur Saharil, fils d’Iakhschab, fils d’Iaarab, fils de Kastan. Ah ! s’ils vivaient encore, nous les attellerions à une litière et nous nous en retournerions bien vite chez nous… Comment ? tu n’es pas prêt ? à quoi songes-tu ? et puis d’où vient donc que tu gardes cette vilaine robe de moine ? Ah ! quand tu seras mon mari, je t’habillerai, je te parfumerai, je t’épilerai.

Mais tu as l’air triste, est-ce que tu ne m’aimes plus ? Tu es peut-être chagrin de quitter ta hutte ? moi, j’ai tout quitté pour toi, j’ai déserté mon royaume et je n’ai plus voulu du roi Salomon, qui a cependant beaucoup de sagesse, vingt mille chariots